Frédéric Régent
Interview : Frédéric Régent, maître de conférences et directeur de recherche à l’Ecole d'histoire de la Sorbonne, l’Institut d'histoire moderne et contemporaine (UMR 8066, CNRS, ENS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et l’Institut d'histoire de la Révolution française.
« Colbert encourage la traite, règlemente l’esclavage mais ne crée pas le racisme »
Christiane Taubira a déclaré le 23 mai dernier au sujet de la loi qui porte son nom : "On a longtemps dit que c’était une loi mémorielle mais ce n’est pas le cas puisque c’est une loi avec des dispositions normatives comme l’article 2 sur l’enseignement et la recherche." Partagez-vous son opinion ? Qu'est-ce qui en vingt ans a changé dans l'enseignement ?
Effectivement, la loi de 2001 préconise une place conséquente à l’histoire de la traite et de l’esclavage dans les programmes scolaires. Il faut noter une meilleure prise en compte dans les programmes scolaires et la recherche de l’esclavage et de la traite. Cela a commencé en 1999 avec l’adaptation des programmes en Outre-mer en 1999, puis cela s’est développé une dizaine d’années plus tard dans l’hexagone. Aujourd’hui l’histoire de l’esclavage est présente en cours-moyen, en 4e, en 2nde et en 1re.
Le prix de thèse instauré par cette loi, notamment, a-t-il permis de notables avancées sur le terrain de la recherche en histoire ?
Les étudiants en doctorat ne se lancent pas dans une thèse en raison de l’existence d’un prix. Mais ce dernier est un révélateur de la recherche. Jusqu’en 2010, il n’y avait qu’un ou deux candidats par an. Depuis cette date, il y en a toujours plus de 5 et des fois plus de 10. La recherche a beaucoup progressé et pas seulement en histoire. Des travaux candidatent au prix en anthropologie, en droit, en histoire de l’art, en littérature, en civilisation anglophone ou hispanophone…
Peut-on considérer la création du MACTe en Guadeloupe, comme une des conséquences de ces dispositions normatives de la loi ? Cet établissement public répond-il à une demande de connaissance ?
La loi de 2001 est révélatrice d’un état de la société avec une demande forte des militants ultra-marins pour la reconnaissance de leur histoire. Le MACTe est né avant tout du désir de Guadeloupéens, impulsé notamment Victorin Lurel, de laisser aux générations futures une emprunte de la mémoire de l’esclavage. Il répond à une demande de connaissances et nécessite et est un formidable outil qui nécessite quelques améliorations.
De nombreuses voix se sont élevées contre Colbert, l'instigateur du Code noir. Faut-il débaptiser, déboulonner les statues ?
Pour ma part, je pense qu’il ne faut pas détruire les traces du passé colonial. Ces représentations du passé sont des archives de pierre, on ne brûle pas les archives de papier, on ne doit pas détruire les archives de pierre. Maintenant, on ne peut laisser une statue de Colbert trôner devant l’Assemblée nationale, sans expliquer la raison de sa présence. Colbert (1619-1683) est une figure de la monarchie absolue qui a été adoptée par les dépositaires de la Troisième République dans le cadre d’un roman national qui voulait créer une ligne continue du passé de Vercingétorix à la résistance à l’occupation nazie, en passant par Jeanne d’Arc. Des générations et des générations d’écoliers ont reçu un enseignement présentant Colbert comme un travailleur infatigable pour le bien de la France. Cette image doit être déconstruite. Il a préparé l’Edit de mars 1685, rebaptisé Code noir par un éditeur parisien en 1718. Il s’est aussi enrichi personnellement en état au service d’une monarchie absolue. Le mythe Colbert doit être brisé, mais ses statues sont le témoignage de ce mythe et permettent d’être l’occasion si elles sont expliquées d’aborder le rôle réel de Colbert dans l’histoire. Colbert encourage la traite négrière, la colonisation, règlemente l’esclavage dans les colonies, mais il ne crée pas le racisme. En effet, dans son désir d’avoir des Français pour peupler les colonies, il considère les enfants de Français et d’Amérindiennes et ceux de Français et d’Africaines, français à partir du moment où ils sont légitimement mariés et chrétiens.
Que dire de Bonaparte rétablissant l'esclavage ?
Avec les polémiques lors de la commémoration du bicentenaire de sa mort, son rôle a été révélé au plus grand nombre. C’est une excellent chose lorsque l’histoire prend le dessus sur la mémoire, surtout lorsque celle-ci a été instrumentalisée pendant deux siècles. Napoléon Bonaparte est le premier fondateur de son propre mythe. Il est le premier général à mettre en scène ses victoires dès la campagne d’Italie (1796-1797) en publiant des journaux comme le Courrier d’Italie, puis le Courrier de l’Egypte. Puis arrivé au pouvoir, il met fin à la liberté de la presse. Juste avant son coup d’état militaire (novembre 1799), il y a 70 journaux à Paris, deux mois après, il n’en reste plus que 19, à la fin de son règne en 1814, il n’en reste que 4. Journaux qui sont chargés d’assurer sa propagande. Pourtant, Napoléon Bonaparte a soumis l’ensemble des Français à une véritable dictature, rétablissant le marquage au fer rouge pour les condamnés de droit commun. Il a écrit sa légende, celle-ci a été véhiculée par ses anciens soldats, instrumentalisée par les régimes politiques successifs de la monarchie de Juillet et la Troisième République. Comme Colbert, Napoléon a été transformé en figure unificatrice d’une France divisée entre Républicains, Bonapartistes et Monarchistes. Ce mythe Napoléon s’est développé avec tous les livres écrits sur lui dont très peu sont de vrais livres d’histoire critique. Plutôt que de s’unir autour de figures héroïques, il est préférable de s’unir autour de principes. Il faut enseigner Napoléon, expliquer Napoléon, déconstruire le mythe Napoléon, mais gardons les traces de Napoléon comme prétexte à faire son histoire. C’est notre regard qui doit changer sur ces traces du passé, mais on ne doit pas les faire disparaître.
Schoelcher est lui aussi l’objet d’une vindicte qui se veut dénonciatrice du "schoelchérisme"…
Je m’indigne que Schoelcher, abolitionniste convaincu, et Bonaparte, Colbert esclavagistes convaincus soient mis sur le même plan. J’ai été choqué de voir les statues de l’abolitionniste abattues. Sans Schoelcher, il n’y a pas de révolte du 22 mai, en Martinique. Aimé Césaire, l’a bien compris, lorsqu’en 1948, il écrivait : « La clairvoyance et l’obstination de Victor Schoelcher avaient donné le branle de la liberté. L’impétuosité nègre fit le reste. »
Il ne faut pas opposer la mémoire abolitionniste à la mémoire des résistances des esclaves. Le combat des abolitionnistes et celui des esclaves forment une même histoire. L’un se nourrit de l’autre. Il ne faut pas tomber dans le piège de la racialisation de l’histoire. Tous les blancs n’étaient pas propriétaires d’esclaves (un peu plus de 10 000 propriétaires pour 36 millions de Français en 1848), tous les noirs et métissés n’étaient pas tous esclaves (environ 30% étaient libres en 1848, dont certains possédaient des esclaves).
Le CNMHE que vous présidiez jusqu'en 2018 a laissé la place à la FME. Etes-vous satisfait de cette évolution ?
La création d’un outil permettant de financer des opérations sur la mémoire et l’histoire de l’esclavage est un pas considérable. Le budget du CNMHE était de l’ordre de 100 000 euros par an. La FME dispose de 2 millions par an. La naissance de cette structure est à saluer. Elle permet d’amplifier les actions initiées par le CNMHE (prix de thèse, concours scolaire de la flamme de l’égalité, expositions) et de soutenir un peu plus la recherche. Toutefois, je ne partage pas la ligne mémorielle défendue par l’équipe actuelle.
Que reprochez-vous à la FME ?
L’actuelle direction de la FME mélange à la fois mémoire de l’esclavage, mémoire de la colonisation post-esclavagiste et lutte contre le racisme. Ces deux derniers combats sont indispensables, mais ils sont assurés par d’autres. Il y a un organisme d’état qui lutte contre le racisme, c’est la délégation interministérielle de lutte contre le racisme, l’antisémitisme, la haine anti LGBT+ (DILCRAH) et de nombreuses associations antiracistes. Il y a la Cité de l’immigration qui joue un très grand rôle dans la connaissance de la colonisation française de l’Afrique et de l’Indochine, après l’abolition de 1848. L’actuelle direction de la FME ne place pas assez l’histoire au cœur de la construction mémorielle. Une expression artistique contemporaine est un regard présent sur le passé, elle ne peut pas se substituer à l’histoire. A plusieurs reprises, l’actuelle direction de la FME a fait appel davantage à des artistes, des littéraires plutôt qu’à des historiens pour parler du passé. Je suis favorable à la multiplicité des regards, mais je considère que la mémoire de l’esclavage doit coller au plus près à la recherche historique. Prenons l’exemple de Solitude, de plus en plus sur internet, c’est le roman de Jacques Schwartz-Bart qui est présenté comme la vraie histoire de cette femme dont on ne sait presque rien, sinon qu’elle était dans le camp des rebelles de 1802 et qu’elle a été exécutée après son accouchement. Au regard du travail de l’historien, tout ce qui est écrit dans le roman est peu probable.
Qu'attendiez-vous de la FME ?
Selon moi, une fondation de la mémoire de l’esclavage doit développer la connaissance du passé des personnes et des lieux qui ont connu l’esclavage et en premier lieu les endroits où les esclaves ont été exploités : c’est-à-dire les Outre-mer restés français notamment la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la Réunion et ceux devenus indépendants Haïti, Saint-Domingue, Sainte-Lucie, Île Maurice, Tobago, Saint-Kitts. Elle doit s’intéresser aux lieux d’achat des esclaves en Afrique, à Madagascar, en Inde, en Indonésie et aux combattants de l’émancipation (marrons, révolutionnaires, abolitionnistes européens). La FME devrait se consacrer à préserver les patrimoines matériels et immatériels de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. L’histoire des ultra-marins des territoires ayant connu l’esclavage coloniale est une histoire particulière qui doit concentrer les efforts de la FME. Les Bambaras, les Peuls, les Ibos… existent avant la colonisation européenne et ils existent toujours. Les descendants d’esclaves de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de la Réunion sont issus de la colonisation esclavagiste. Cette expérience historique unique doit être traitée comme telle et non noyée dans une mémoire qui mélange toutes les formes de colonisation qui tente de créer une téléologie de la discrimination. Des Guadeloupéens, Guyanais, Martiniquais et Réunionnais ont participé à la colonisation de l’Afrique. Félix Eboué était gouverneur général de l’Afrique Equatoriale Française.
Comprenez-vous la décision du CM98 de quitter le conseil d’administration de la FME ?
Cela témoigne de ce que la direction actuelle de la FME ne comprend pas les Outre-mer. En créant le mois des mémoires, la FME a exclu de fait la Réunion dont la commémoration est le 20 décembre. Ce mois des mémoires, inspiré du Black history month, est révélateur aussi de cette américanisation de la mémoire de l’esclavage colonial français. La FME doit répondre au défi que constitue l’intégration républicaine des Outre-mer ayant connu l’esclavage colonial.
Le CM98 espérait que le président de la République annoncerait cette année à l'occasion du mois des mémoires son choix pour le mémorial aux victimes de l'esclavage promis au jardin des Tuileries à Paris. Il n'en a rien été et l'on a même appris que le concours lancé à ces fins avait été annulé. Soutenez-vous la démarche du CM98 qui insiste sur la nécessité d'inscrire le nom des esclaves libérés dans le paysage français ?
Je soutiens complètement la démarche d’inscription des noms. Je préfère rendre hommage à tous les anonymes auxquels on peut donner un nom, plutôt que d’héroïser deux ou trois personnes. Mon ancêtre Zoflora auquel l’état civil, au lendemain de l’abolition de 1848, a attribué le nom de famille de Régent a autant le droit d’être honoré pour avoir survécu à l’horreur de l’esclavage qu’un « nègre marron » inconnu ou qu’un révolutionnaire bien connu. Elle a transmis son nom à 8 générations de Guadeloupéens qui se le sont appropriés et lui ont donné une histoire. Chaque famille doit être fière de son ascendance esclave. Plutôt que de s’inventer ou de mettre en avant quelques héroïnes, héros, je défends la mémoire des anonymes, des sans-grades, de ceux qui étaient terrifiés, de ceux qui avaient faim, de ceux qui ont survécu. L’inscription des noms est d’abord le fruit d’un travail de recherche dans les archives. Il met à l’honneur les militants, historiens, généalogistes qui ont fait ce travail. Il célèbre tous les ultra-marins descendants d’esclaves.
Propos recueillis par FXG