Le rapport sur les Réunionnais de la Creuse
Prosper Eve et Philippe Vitale de la commission, la ministre des Outre-mer, Annick Girardin, les anciennes ministres et toujours députées PS George Pau-Langevin, Ericka Bareigts, et la sénatrice UDI Nassimah Dindar
Le rapport de la commission Vitale
On ne dit plus les Réunionnais de la Creuse, mais les ex-mineurs de la Réunion transplantés en France hexagonale de 1962 à 1984
Quatre ans après l'adoption d'une résolution mémorielle par l'Assemblée nationale, la commission nationale d'experts nommée il y a deux ans par le gouvernement a remis, mardi 10 avril, à la ministre des Outre-mer son rapport sur les 2000 enfants de la Réunion transplantés dans l'Hexagone entre 1962 et 1984. Philippe Vitale, sociologue et président de cette commission, les historiens Prosper Eve et Gilles Gauvin, et le géographe et ancien député Wilfrid Bertile, ont ainsi pu recenser précisément 2015 mineurs de la Réunion relevant de l'aide sociale à l'enfance (ASE) transférés en un peu plus de vingt ans en France hexagonale dans le cadre d'une politique migratoire mise en place par le bureau des migrations intéressant les départements d'outre-mer (BUMIDOM). Il s'agissait alors de répondre à la question du sous-développement, de la misère et de l'explosion démographique dont était victime la Réunion. 83 départements français ont accueilli ces mineurs. Et quoique le département de la Creuse n'en ait pas accueilli plus de 200, ces mineurs furent longtemps appelés "les Réunionnais de la Creuse" dès lors que leur histoire fut connue. Car il fallut attendre les années 2000 pour qu'à l'instar de Jean-Jacques Martial, ils dénoncent ces drames humains et demandent justice à l'Etat.
Le rapport estime qu'ils sont encore 1800 ex-mineurs vivants dont les trois-quarts vivent dans l'Hexagone et un cinquième à la Réunion.
Tous les adoptés de France
Ce n'est que le 18 février 2014 que l'Assemblée nationale vota à l'unanimité une résolution reconnaissant la responsabilité morale de l'Etat. Cette fois, le rapport de la commission Vitale préconise une série de mesures réparatrices (voir encadré). Mais la principale d'entre elles est le libre accès de chacun, et plus largement de tous les adoptés de France, à leur acte de naissance et leur dossier administratif à l'ASE. Tous les dossiers n'ont pas été numérisés et certains dossiers sont très incomplets, ont été égarés ou détruits. Cela provient du fait que jusqu'en 1978, il n'était pas prévu de communiquer les dossiers, ce qui explique l'absence de culture d'archive et la façon erratique dont ces dossiers ont parfois été traités.
Annick Giradin s'est refusée hier à tout effet d'annonce, préférant laisser les associations (Rasin anler, génération brisée, etc...) travailler au sein d'un groupe de suivi à la finalisation des mesures de réparation préconisée dans le rapport. Elle a simplement précisé que la convention signée avec les associations pour faciliter le retour au pays serait reconduite et que son ministère continuerait d'accompagner les ex-mineurs réunionnais transplantés.
FXG, à Paris
Mémoire réparatrice
"Une faute a été commise, a déclaré la ministre Annick Girardin, et cette faute impose des réparations morales."
C'est ce que préconise le rapport. Ainsi, outre la stèle posée par le Département en 2013 à l'aéroport Roland-Garros, une centre d'interprétation des mémoires dédiés aux migrations réunionnaises dans le monde pourrait avoir une composante dédiée aux mineurs transplantés et qui servirait de lieu de retrouvailles et d'échanges. Le département de la Réunion a donné son accord à la Commission pour que l'iconothèque de l'océan Indien abrite un musée virtuel relatif aux ex-mineurs transplantés. Dans l'Hexagone, il s'agirait d'une structure dédiée à cette histoire spécifiquement et dont le lieu serait à définir entre le ministère et les associations. On parle de Guéret ou du Tarn...
Une journée commémorative pourrait aussi être instaurée. La date pourrait être celle du 18 février, date à laquelle l'Assemblée a reconnu la responsabilité morale de l'Etat, à moins que ce ne soit celle du 20 novembre, journée internationale des droits de l'enfant.
Une autre mesure vise à intégrer cet épisode dans l'histoire nationale, aussi bien son enseignement que la recherche. Le rectorat de la Réunion l'a intégrée dans son plan académique de formation des professeurs depuis cette année. Par ailleurs un prix de recherches en sciences sociales et humaines pourrait récompenser les travaux sur l'aide sociale à l'enfance.
Interview - Philippe Vitale, président de la Commission
"Aucun élément ne justifie la qualification de déportation, de rafle ou d'enlèvement"
Quel est le tableau démographique et sociologique précis des populations concernées ?
Jusqu'alors les chiffres relayés par les médias faisaient état de 1615 ou 1630 ex-mineurs transplantés. L'an dernier, nous avions recensé 2150 personnes. Au 1er novembre 2017, nous en sommes à 2015 transplantés dans 83 départements donc 10 % ont étaient accueillis en Creuse. Cette différence de chiffres s'explique par des problèmes statistiques sur les tableaux issus de diverses administrations et des doublons pour les mineurs adoptés dont le nom a été changé. Nous avons stoppé notre décompte en 1982, mais nous avons noté six adoptions en 1983, lesquelles se poursuivent d'ailleurs jusqu'à aujourd'hui. C'est pourquoi nous proposons de clore cette épisode en 1984, date à laquelle la compétence de l'aide sociale à l'enfance (ASE) est passée de l'État au département. On peut avancer qu'un tiers des enfants a été envoyé en France avant l'âge de 7 ans. Ce sont surtout des enfants adoptés directement depuis la Réunion. Près d'un sur deux, âgés de 6 à 15 ans, ont été placés en foyer ou en famille. Enfin un sur cinq avait plus de 15 ans. Ils étaient placés en apprentissage chez des particuliers ou dans des centres de formation.
D'où viennent les ex-mineurs ?
Ils ne sont pas tous originaire de la Réunion. Une très faible minorité est née hors de l'île, à Maurice, à Madagascar et même dans l'Hexagone. C'est une conséquence des échanges de populations qui ont eu lieu avec les îles de l'océan Indien de façon spontanée ou organisée avec Maurice et Madagascar ainsi que de façon interne au territoire national avec la France hexagonale. C'est pourquoi nous parlons des mineurs de la Réunion plutôt que les enfants réunionnais. Il n'en reste pas moins que 98 % des ex-mineurs transplantés ont vu le jour à la Réunion, notamment dans le nord urbain et les espaces sucriers, là où la misère endémique de la Réunion se double de rapports sociaux plus violents.
Comment s'est faite leur répartition dans l'Hexagone ?
D'une part dans les départements ruraux du fait de l'existence de places disponibles en institution, d'autre part par une répartition plus uniforme dans la France de l'Ouest en raison des adoptions. Cette répartition n'a obéi y'a aucune logique économique. Les relations entre les directeurs de DDASS a joué aussi un rôle important. La transplantation des mineurs d'un département à un autre ne nécessitait pas un quelconque feu vert du ministère de tutelle. C'est ce qui explique que leur répartition est très différente de celle des migrants du Bumidom qui elle est plus conforme aux réalités socio-économiques du territoire français.
A-t-il été facile de rencontrer ces populations ?
La majorité des ex-mineurs transplantés ne peuvent ou ne veulent se faire connaître et il est impossible de les identifier sans leur concours. Sur les 1800 ex-mineurs vivants, nous n'en connaissons que 150... Pour les autres, nous ne savons rien et nous en ignorons les raisons. S'agit-il de méconnaissance, de gens qui veulent tourner la page ? Il y a une association à Guéret d'ex-mineurs transplantés qui ne souhaitent plus parler de transfert, de déportation et qui veulent tourner la page !
La migration des enfants était-elle isolée ?
Dans les années 60 et 70, l'État a organisé la migration près de 75 000 Réunionnais par l'intermédiaire du Bumidom. Cette politique et la concrétisation d'une conviction apparue dès les années 40, concernant la distorsion entre l'accroissement démographique et l'évolution économique que l'on croyait génératrice de sous-développement. C'est dans ce cadre que s'inscrit l'épisode des dits enfants de la Creuse. Cette transportation des mineurs s'est faite dans le cadre réglementaire de l'ASE. Les problèmes et abus rencontrés étaient dus au regard porté sur l'enfant et aux lacunes fonctionnements de l'ASE à cette époque. Cette affaire témoigne de ce que fut l'histoire de l'ASE relevant de l'autorité de l'État jusqu'en 1984. Par ricochet, cette affaire révèle les failles de la politique générale de l'ASE qui, des années 60 au début des années 80, n'avaient ni les mêmes fondements, ni la même organisation, ni le même regard sur l'enfance.
Vous contestez les termes de déportation, enlèvement, rafles, pourquoi ?
Il existe un hiatus entre histoire et mémoire. Expliquer n'est pas excuser. Il en est ainsi des vols, enlèvements, rafles d'enfants dont se serait rendue coupable l'ASE. Au-delà de la réalité du ressenti, de la variété des cas, des carences et des manquements de l'ASE qui se retrouvent dans la qualité inégale des dossiers individuels, de la brutalité du fonctionnement de l'ASE, à la Réunion comme dans l'Hexagone, de la violence de la transplantation, aucun élément valant preuve n'a été trouvé, pouvant être retenu, justifiant la qualification de déportation, de rafle ou d'enlèvement souvent employée et relayée par les médias.
Vous révélez que certaines familles ont profité du système. C'est-à-dire ?
Certaines familles migrantes ont utilisé des placements pour "faire sauter la mer" à des mineurs qu'elles allaient ensuite récupérer une fois dans l'Hexagone, économisant ainsi les frais de transports. Mais comment classifier par ailleurs les regroupements familiaux, les placements pour raisons sanitaires, les services militaires anticipés ou encore les adoptions qui se poursuivent au demeurant jusqu'à nos jours ? Cette diversité des situations, leur légalité formelle n'efface en rien les traumatismes.
On a parlé de trafic...
Les changements de nom et de commune de naissance ne témoignent en rien de trafic et de déportation. Aussi brutaux soient-ils, ces changements d'identités étaient demandés par la législation alors en vigueur pour les enfants nés sous X et les enfants trouvés. Mais cela a été étendu sans distinction à tous les adoptés de la Réunion comme dans l'Hexagone.
Vous tordez le cou à la théorie du repeuplement des zones rurales...
Il est difficile de soutenir qu'environ 2000 mineurs partis en vingt ans sur 83 départements aient pu participer de façon significative à un repeuplement quelconque !
Michel Debré était-il responsable de la souffrance de ces enfants ?
L'ancien premier ministre et député de la Réunion a impulsé cette politique sans l'avoir initiée puisqu'elle a été pensée et mise en œuvre avant son élection en 1963. Les souffrances et les traumatismes subis par les mineurs transplantés ont été aggravés par le contexte post-colonial, par leur vulnérabilité et leur déracinement. Les milieux de départ et d'accueil étant très différents.
Quelle leçon tirez-vous de cela ?
Il faut remettre l'enfant au centre. La France est la patrie des droits de l'homme, il faut qu'elle le demeure et qu'elle renforce la patrie des droits de l'enfant.
Propos recueillis par FXG, à Paris
Ils ont dit
Jean-Jacques Martial, premier ex-mineur de la Réunion à avoir assigné l'Etat en justice
"Il s'agit d'un crime contre l'humanité, contre l'enfant ! J'ai été arraché aux miens quand j'avais 7 ans et je n'ai retrouvé ma maman qu'en 2002 ! J'ai alors pu dire "Maman" et entendre mes neveux m'appeler tonton ! Quelle jouissance après toutes ces années ! Aujourd'hui, le rapport, les positions de la ministre des Outre-mer, c'est grandiose, c'est beautyful ! Je suis l'ostrogoth qui a osé porter plainte contre l'Etat en demandant 1 milliard d'euros ! Qui aurait cru que je réussisse à faire éclater cette histoire !"
Marie-Thérèse Gast, ex-mineure de la Réunion transplantée en France hexagonale
"Le mot "transplantés" me gêne. Il va falloir que j'explique ça à ma mère, ma famille et quelques amis qui ne liront pas les 700 pages du rapport ! Il y a 20 ou 25 ans, nous étions parachutés, puis nous avons été déplacés, déportés, déracinés et maintenant nous voilà transplantés... Je ne sais plus qui je suis ! Je ne crois pas que nous serons nombreux à accepter ce terme."
Interview - Jean-Philippe Jean-Marie (association Rasin anler)
"Nous sommes toujours gazés dans notre tête !"
Que pensez-vous du rapport de la commission Vitale ?
C'est une montagne avec une petite souris à l'intérieur et il va falloir qu'on aille la déloger cette petite souris pour faire valoir nos droits ! Je pense qu'il y a des lacunes parce que les historiens qui ont produit ce rapport ne jugent pas. Ce sera à nous de voir quels droits ont manqué à notre histoire
Quels sont ces lacunes, ces droits manquants ?
Les personnes qui ont été prises comme esclaves dans les fermes n'ont pas eu leurs points de retraite. Ils ne les ont pas eus jusqu'à 21 ans parce qu'ils n'ont pas été déclarés. Certains d'entre nous vivent avec des pensions de 450 euros ! Et puis un billet d'avion tous les trois ans, c'est bien, mais ce n'est pas ça qui va compenser ce que nous avons subi. Tes ces manquements ont été organisés par l'aide sociale à l'enfance (ASE). L'Etat a profité de ces enfants qui ont été déracinés par force...
Le président de la commission réfute les termes de déportation ou de rafle...
C'est quelque chose qui a été caché ! On disait aux parents qu'on allait envoyer leurs enfants faire de grandes études alors qu'on les envoyait travailler dans des boulangeries ou des fermes ! Les membres de la commission voient ça d'une façon théorique, mais si on veut forcer quelqu'un, on déguise les faits ! Quand on dit que des familles ont abandonné leurs enfants, c'est faux ! L'Etat a pris la responsabilité de dire qu'il allait envoyer les enfants dans des écoles et c'est pour ça que les parents les ont laissés partir... C'étaient des rafles déguisées, mais des rafles quand même ! Quand on a des falsifications de documents concernant des adoptions plénières d'enfants tous nés à Sainte-Marie parce que c'est à côté de l'aéroport, quand la mère supérieure qui a aujourd'hui 102 ans nous dit qu'ils apportaient des bébés la nuit à 3 heures, je le demande si ce ne sont pas des rafles ! La déportation, ce sont des gens qui ont été internés et gazés aussitôt ; nous, nous sommes toujours gazés dans notre tête !
La commission préconise un jour de commémoration et un lieu de mémoire, qu'en pensez-vous ?
Nous avons déjà une stèle à l'aéroport. Moi j'entends travailler sur Saint-Paul, le berceau du peuplement de la Réunion... Ca pourrait être une plaque. Mais je voudrais que ça ne concerne pas seulement Sainte-Marie ou Saint-Denis, mais toute la Réunion ! Il faudrait que partout où nous sommes passés, il y ait des commémorations et que tout le monde sache. On ne veut pas que l'histoire de la Réunion soit enterrée ; et ça fait partie intégrante de l'histoire de la France et de la Réunion !
Interview - Valérie Andanson, présidente de l'association Rasin anler
"J'aimerai bien redevenir Marie-Germaine Périgogne, née à la Réunion"
Quelle est cette émotion que vous avez ressentie quand Philippe Vitale a présenté son rapport ?
Ce qui est remonté, c'est mon histoire personnelle parce que, aujourd'hui, je n'ai pas d'identité, je ne sais pas qui je suis... J'ai deux états-civils et je vois que nous allons avoir la possibilité de récupérer notre identité, c'est merveilleux ! Je m'appelle Valérie Andanson mais parce que, aujourd'hui, je suis née dans la Creuse ! Non, je suis Réunionnaise et je veux redevenir Réunionnaise !
Qu'éprouvez-vous aujourd'hui ?
C'est un événement exceptionnel puisque après deux ans de travaux, les experts de la commission nationale nous livrent leur rapport final. Nous allons l'étudier ainsi que les propositions que la ministre a pu faire au sein du groupe de suivi puisque nous en faisons partie. Mais ce qui est primordial pour nous, c'est que notre histoire entre dans les manuels scolaires. C'est acté ! Qu'il y ait des lieux de mémoire, c'est exceptionnel ! Cette histoire va être encore plus connue et étudiée avec nos témoignages, nos photos... Nous sommes heureux de cette décision mais il reste encore des points à revoir.
Lesquels ?
Il est indispensable que la cellule de soutien psychologique soit mise en place et encadrée car nous avons des remontées d'expérience difficile à la Réunion avec des ex-mineurs qui se sont retrouvés dans une situation psychologique grave ! Il faut également une cellule psychologique en métropole car il y a eu de réels traumatismes.
Vous estimez qu'un vol pour la Réunion tous les trois ans, c'est insuffisant...
Il faut des billets tous les ans car nous vieillissons, nous sommes la plupart d'entre nous malades. Nous avons besoin de retourner sur notre île tous les ans et qu'on nous rallonge cette bourse de 500 euros car ce n'est pas suffisant eu égard au coût de la vie sur place. Nous souhaiterions également que cette aide (vol et bourse) soit élargie à nos enfants, nos descendants directs, car ils sont aussi témoins de nos histoires. Ils ont aussi besoin d'aller vers leurs origines parce que ce sont aussi leurs origines !