Les décrets d'abolition d l'esclavage en créole
La libèté ka vini
L'éditeur SCITEP publie l'ensemble des textes officiels liés à l'abolition de 1848 dans une traduction de Rodolf Etenne.
Pour ce 170e anniversaire de l'abolition de l'esclavage, Rodolf Etienne propose une relecture en créole des textes les plus importants de cette seconde abolition, à savoirs les principaux décrets à commencer par celui du 27 avril 1848 qui porte les signatures de Dupont (de l’Eure), Arago, Lamartine, Louis Blanc, Adolphe Crémieux, Ledru-Rollin, Garnier-Pagès, Marie, Marrast, Flocon, Albert... C'est donc une réédition des textes de la deuxième République que Rodolf Etienne traduit et commente. Qu'il s'agisse du rapport de la commission préparatoire au ministre de la Marine à laquelle siègent Victor Schoelcher, président, et Henri Wallon, secrétaire général, de la proclamation du 31 mars 1848 de Louis-Thomas Husson, directeur provisoire de l'Intérieur, qui annonce la promesse contenue dans le titre de l'ouvrage : "La liberté va venir !", ou encore du "Desiderata du Conseil municipal de la ville de Saint-Pierre" priant, le 23 mai 1848, d’un vote unanime, le gouverneur de décréter immédiatement l’abolition de l’esclavage à la Martinique, pas un document n'a échappé à la sagacité de Rodolf Etienne.
"Contre-bibliothèque impériale"
Tous ces textes, évidemment, ont été écrits et publiés dans la langue française. Pourtant, dès cette époque, des textes classiques français comme les fables de la Fontaine ou les textes religieux comme l'Avé ou le Credo sont publiés en créole, ainsi que le souligne Myriam Cottias dans sa préface. Aussi après les événements du 22 mai, les autorités savent aussi s'exprimer en créole quand elles lancent : "la libèté ka vini !" L'ouvrage de Rodolf Etienne n'est pas, souligne l'ancienne présidente du Comité national pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage, "une écriture de nouveaux textes sur le colonial, mais l'utilisation du créole par un acteur du post-colonial qui constitue une nouvelle écriturensur le colonial". Et conclut sa préfacière, Rodolf Etienne transfigure la "bibiliothèque coloniale en une contre-bibliothèque impériale" qui n'est plus faite pour les seuls "dominants, mais bien l'ensemble des créolophones".
FXG, à Paris
ITW Rodolf Etienne, auteur
"Enfin libre, libre enfin !!!"
Pourquoi avoir choisi de traduire les décrets d’abolition en créole ?
Pour répondre franchement, de mon point de vue, la question s’avère, à priori, absurde. Et elle l’est ! Elle sous-entend un conflit avec la langue créole, comme si l'on aurait accepté de fait, sa défaite, défaite face au français, défaite face aux autres grandes langues du monde et surtout, défaite comme langue du nègre et de l'esclave, dans un imaginaire tronqué, auréolé d’une identité sourde à la véritable histoire de ces îles, colonies, possessions françaises, appelons ça comme on veut. C’est une question qui ne peut être traité que par la digression, en cela qu’elle interroge d’abord l’aliénation de toute une société à une vision du monde tronquée, imaginée, fausse en réalité et qui, par la force des choses peut-être, par paresse aussi, a fini par croire à son rêve de pacotille, son rêve de cocotiers. Mais l’essentiel de l’histoire est justement au-delà de cette simple question de paravent, elle demeure dans la réalité historique, à savoir que ces sociétés créoles, esclavagistes, coloniales, utilisaient au quotidien la langue créole, qui était la langue de la colonie, des colonies, plus généralement. Il y a dans l’acceptation de ce texte comme un préambule, celui de l’acceptation de soi, en tant que créole, certainement avec un grand « C », comme individu, personne, entité ou que sais-je, issu d’une société, une société esclavagisée et coloniale où la langue créole, en l’occurrence, est la langue du maître et de l’esclave, du béké comme du mulâtre, de l’affranchi ou du libre de couleur, de toute la société créole, tout comme, en même temps, la langue française est la langue officielle, celle de l’administration, celle du gouvernement, celle de l’Etat et celle de la Nation. Cela dit, pris jusqu’à nos jours, le rapport dans ce sens demeure.
La langue créole représente donc le meilleur reflet du quotidien par rapport à une langue française d'abord administrative ?
Là où nous avons du mal à nous figurer la société coloniale, c’est dans son rapport au quotidien, parce que ce rapport s’établi en créole, en langue créole. Et là-dessus, nous avons une histoire ! Par ailleurs, s’avouer ou avouer, en définitive, que le texte est fondamental dans l’histoire des colonies, de celle-là comme de celle-ci, est une évidence. La question ne se pose toujours pas pour le traducteur ou pour l’auteur. Là, où cette question devient pertinente, là où elle acquiert un sens, et là aussi où elle établit un pont entre des hommes, des femmes, des enfants, c’est seulement lorsqu’elle interroge la valeur du texte d’origine et celle du texte produit, c’est seulement lorsqu’elle permet la transversalité, une notion qui, sous les tropiques, amères depuis, n’est pas un acquis pour nos sociétés. Je veux dire que revenir au passé, l’interroger et en produire le suc, n’est pas tâche facile. Le pourquoi est dans l’oser, dans le vouloir, dans le faire, dans le fait que l’on puisse, aujourd’hui, tenir en mains ces décrets et les voir autrement, de manière plus authentique et plus vraie, plus en accord avec ce que nous sommes ou avons été, mais y rechercher cette portion de grand et de beau qui demeure en toute chose, en tout état, en toute condition.
Pourquoi les décrets alors ?
Paradoxalement, c'est pour donner la parole aux nègres, aux anciens esclaves, les sommer de produire selon la succulence de leurs fruits, de produire et de profiter, de vivre et d’aimer… d’Etre libre, enfin libre, libre enfin !!!
Myriam Cottias parle d'une contre-bibilothèque impériale à propos de votre livre. Vous y reconnaissez-vous ? Serait-ce une manière de décoloniser les esprits ?
L'idée de contre-bibliothèque impériale m'échappe un peu. Je ne vois pas très bien de quoi nous parlons. Décoloniser les esprits, je n'y crois pas trop et je ne me sens pas particulièrement engagé dans une décolonisation des esprits créoles. Je m'exprime avec mes sentiments, mes émotions et mes ressentis, ressentis d'une histoire, certes sensible, certes de souffrance et de douleurs, mais, je crois fermement aussi de moment tendres, de grandeur et de dignité. Je crois être décolonisé, je crois être libre, je crois être un homme. Cela n'a jamais été pour moi une objection. A partir de là, la décolonisation a déjà eu lieu, il me semble. Pour le reste, il s'agit surtout de donner la parole à une page d'histoire, une grande page d'histoire.
Que nous dit cette page d'histoire ?
Il faudrait, peut-être, c'est vrai prendre la mesure de ce texte, et en dégager de nouvelles voies, de nouveaux tracés, de nouveaux engagements, une nouvelle manière de vivre ensemble, tous ensemble. Il faudrait aussi, à partir de ce texte, envisager une nouvelle vision de cet esclave, de cet homme créole, de cet ancêtre commun à tous ceux qui foulent le sol colonial, le sol où ont vécu des hommes et des femmes, pour ce qu'ils ont été, d'une extrême réalité. S'il s'agit de faire revivre une part de mémoire, une part de soi, si c'est cela décoloniser, alors, certainement aussi, je me considère comme un agent de la décolonisation moderne, mais pas seulement des esprits, des consciences et des imaginaires aussi.
Propos recueillis par FXG, à Paris