Chlordécone : le directeur général de la Santé répond à nos questions
Interview. Professeur Jérôme Salomon, directeur général de la Santé
Après le vif échange entre le président de la République, qui affirmait le 1er février que "il est faux de dire que le chlordécone est cancérogène", et Victorin Lurel et Joël Beaugendre qui citant le Pr Blanchet, l'OMS et les cas observés sur le terrain, affirmaient le contraire, le directeur général de la Santé fait le point sur les connaissances scientifiques sur l'effet du chlordécne sur l'homme et l'action publique menée pour lutter contre cet empoisonnement à grande échelle.
"Il y a de fortes présomptions d'un lien entre l'exposition à la chlordécone et la survenue du cancer de la prostate"
Y aura-t-il un rapport précis donné aux personnels de santé et accessible à la population sur le plan chlordecone III (2014-2020) ?
La transparence et le partage des informations scientifiques guident notre action. Nous avons ainsi lancé un site internet (chlordecone-infos.fr, géré par l’Anses[1]) qui met à disposition du public l’ensemble de la documentation, en particulier scientifique, sur la chlordécone. Dans le même temps, le ministère de la Santé a mis en ligne sur son propre site internet une synthèse et un état d’avancement des actions du plan chlordécone III ainsi qu’une plaquette d’information sur ce plan. Les préfectures et les Agences régionales de santé (ARS) réunissent régulièrement les professionnels de santé et mettent également en ligne de nombreuses informations sur la chlordécone[2]. Le Président de la République a tenu un discours sur la chlordécone lors de son déplacement en Martinique et le cap a été clairement défini : reconnaître le scandale environnemental, assumer la part de responsabilité de l’Etat, organiser au mieux les réparations quand on le peut, renforcer la protection de tous et des plus vulnérables en priorité. Il y a eu ensuite les conclusions du colloque scientifique et d’information organisé aux Antilles en octobre 2018 (il a réuni pendant 4 jours de très nombreux experts avec des débats ouverts à la presse, aux élus et au grand public) ? Il est donc prévu, en complément du plan chlordécone 2014-2020, une mesure mentionnée dans le plan « former, informer et accompagner tous les professionnels de santé » qui prévoit de :
- développer des outils pour les professionnels de santé afin qu’ils puissent accompagner et orienter leurs patients en termes de réduction des expositions (c’est-à-dire les recommandations à suivre pour réduire les expositions, les risques liés à la chlordécone et à d’autres pesticides ou contaminants) et de diagnostic et prise en charge (recommandation de bonnes pratiques) ;
- former l’ensemble des professionnels de santé et leur fournir les informations et outils développés sur les effets sanitaires et les recommandations.
Peut-on affirmer qu'il n'y a pas de corrélation établie entre chlordécone et cancer de la prostate quand les données en laboratoires démontrent le contraire, notamment les données récentes (2018) sur l’angiogenèse et la formation de métastases ?
La démarche scientifique est une démarche complexe et rigoureuse. Je souhaite être le plus précis possible sur ce sujet important. La chlordécone est classée au niveau international, dans la catégorie 2B « cancérigène possible chez l’homme » et au niveau européen, dans la catégorie 2 « susceptible de provoquer le cancer ». En 2013, l'expertise collective de l'Inserm "Pesticides : effets sur la santé" a estimé, sur la base des études existantes et en lien avec les connaissances sur d’autres pesticides et perturbateurs endocriniens, qu’il y avait de fortes présomptions d'un lien entre l'exposition à la chlordécone et la survenue du cancer de la prostate.
Le plan chlordécone a contribué au financement de plusieurs études dont l’étude Karuprostate, étude de type cas-témoins en population générale, réalisée en Guadeloupe au cours de la période 2004‐2007 et comparant 709 cas incidents de cancer de la prostate à 723 témoins[3] [4] . Cette étude était destinée à identifier les facteurs de risque environnementaux et génétiques de survenue du cancer de la prostate. Il s’agissait également d’étudier le lien éventuel entre l’exposition à la chlordécone et le risque de survenue de ce cancer. Chez les hommes dont la concentration en chlordécone dans le sang est la plus forte, un risque plus élevé de survenue du cancer de la prostate a été observé. Cette probabilité est influencée par l’âge, le patrimoine génétique, les habitudes alimentaires et les habitudes de vie des hommes exposés.
La rigueur scientifique (des nombreux experts internationaux se sont exprimés) nous oblige à dire que ces éléments ne permettent pas de conclure de façon formelle à un lien de causalité entre la Chlordécone et le cancer de la prostate. C’est la raison pour laquelle, le Gouvernement a demandé en 2018 à l’Institut National du Cancer (INCa) de lancer un Programme de recherche interdisciplinaire pour mieux comprendre le lien entre exposition à la chlordécone et risque de cancer de la prostate. Un comité scientifique international a travaillé sur ce sujet.
Le fait qu’il n’y ait pas de corrélation établie entre chlordécone et cancer de la prostate signifie-t-il que l’on arrête les efforts de recherche sur l’impact du chlordécone sur les autres conséquences sanitaires : prématurité, croissance pré- et post-natale, infertilité masculine, maladie du foie, obésité, conséquences neurologiques, hypertension et diabète, qui sont révélées par les études récentes (2010-2018) ?
Évidemment non ! Les preuves scientifiquement établies doivent guider l’action publique. Les efforts de recherche ont été importants et vont se poursuivre, comme en attestent les travaux qui ont été présentés lors du colloque scientifique et d’information sur la chlordécone en octobre 2018. Néanmoins, nous disposons déjà de connaissances suffisantes concernant les effets de la chlordécone sur la santé pour ne pas attendre et agir de façon préventive en poursuivant les mesures prises pour réduire concrètement l’exposition de la population.
D’un point de vue pratique et pour vous donner un exemple, les Agences régionales de santé (ARS) accompagnent les populations auto consommatrices grâce au programme JAFA (Jardins Familiaux) qui permet de réaliser des analyses des sols des jardins et de délivrer des conseils agronomiques et alimentaires afin de limiter l’exposition de ces populations. Il est également important de sensibiliser les populations vulnérables (les femmes enceintes ou les jeunes enfants) et fortement exposées (notamment les pêcheurs, les personnes résidant en zone contaminée, les personnes s’alimentant via des circuits informels).
Des recommandations de consommation à destination du grand public ont été publiées (détaillées dans la plaquette d’information sur le plan Chlordécone III), il est important que chacun s’en saisisse dans son quotidien. Avec le renforcement des contrôles des denrées alimentaires, ces mesures contribuent aux efforts collectifs pour tendre vers le « zéro chlordécone dans l’alimentation » souhaité par le Président de la République.
Il semble ne plus être discutable que la molécule chlordécone soit un perturbateur endocrinien. Selon l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), « la démarche de prévention recommandée pour les perturbateurs endocriniens est similaire à celle qui doit être mise en œuvre vis-à-vis des produits chimiques CMR (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques). L’objectif prioritaire est de supprimer le risque notamment en remplaçant les perturbateurs endocriniens identifiés par des produits moins nocifs (principe de substitution). A défaut, il convient de limiter les expositions au niveau le plus bas techniquement possible ; La priorité est alors de mettre en œuvre des moyens de protection collective et individuelle. » Quelles sont les mesures prises en ce sens pour la chlordécone ?
En effet, de par ses caractéristiques hormonales bien définies, la chlordécone est considérée comme un perturbateur endocrinien. Ces propriétés hormonales, clairement établies dès la fin des années 1970 in vivo et in vitro, pourraient être impliquées dans la survenue d’atteintes de la reproduction et du développement. C’est la raison pour laquelle les ARS mettent en œuvre des programmes spécifiques de prévention et de suivi des femmes enceintes et en âge de procréer, ainsi que des enfants en bas âge.
Tous les efforts des acteurs convergent pour tendre vers le « zéro chlordécone dans l’alimentation », avec notamment des dispositifs mis en place :
- pour cultiver les légumes et fruits sur les sols adaptés : de nombreuses productions agricoles, non sensibles à la contamination, peuvent être mises en œuvre sur les terrains où la chlordécone est présente (christophines, tomates, choux, ananas, haricots, aubergines, bananes, arboriculture), d’autres productions, sensibles à la chlordécone (élevage, légumes racines, cives, poireaux, pastèque, concombre, melon, giraumon), nécessitent des terrains peu ou pas contaminés ;
- pour la décontamination des animaux d’élevage (par déplacement des animaux sur sol indemnes ou en stabulation hors-sol) ;
- par la mise en place de zones d’interdiction de pêche en mer et en eau douce ;
- par la conduite des contrôles des denrées alimentaires et des analyses des sols.
Il convient aussi d’être prudent quant à l’exposition de travailleurs agricoles qui sont en contact avec de la terre contaminée (une cartographie des sols a été publiée en 2018). Par mesure de précaution, il est conseillé aux agriculteurs d’éviter les contacts mains-bouche et de bien se laver les mains avant les repas. Des travaux complémentaires doivent être poursuivis sur la décontamination des sols.
Malgré l’interdiction de l’utilisation du chlordécone dans la culture de banane depuis 1993, du chlordécone est encore (en 2018) retrouvé dans les sols, les animaux et les hommes. Quels sont les mesures prises pour dénaturer cette molécule (déchlorination par exemple) ?
Sur les moyens de dépollution de l’environnement, des pistes encourageantes ont été identifiées, notamment en matière de dépollution biologique, mais il n’existe pas encore, à ce jour, de solutions opérationnelles. Comme le président de la République l’a annoncé, de nouvelles recherches sur la dépollution des sols vont être lancées. Il s’agit en particulier de :
- poursuivre les travaux de recherche concernant la dépollution des sols (sélection de groupes de microorganismes dégradant la chlordécone, méthodes de dégradation de la chlordécone par voies chimiques, physiques…) ;
- établir la toxicité des dérivés partiellement déchlorés de la chlordécone, vérifier l’innocuité sur l’environnement des processus de dépollutions efficaces en laboratoire avant transfert sur des zones expérimentales en champ ;
- poursuivre les études sur la biodégradation et l’identification des produits de transformation et leur comportement environnemental et écotoxique, en laboratoire (microbiologie, approche physico-chimique) ;
- favoriser les recherches participatives ;
- expérimenter ensuite les solutions en « zones ateliers ».
Dans ce contexte (résultat négatif d’une étude épidémiologique alors que les données de laboratoires démontrent le risque potentiel ; impact du chlordécone sur des problèmes sanitaires autres que le cancer de la prostate ; durée de vie et persistance de la toxicité du chlordécone) prépare-t-on un plan chlordécone IV (après 2020 ?)
Comme cela a été annoncé par le président de la République, un plan chlordécone IV est en cours de préparation. La population locale sera étroitement associée à cette préparation dans le cadre d’une phase de concertation qui sera lancée dès 2019, puis d’une consultation publique sur un projet de plan IV en 2020. Le comité de pilotage local présidé par le Préfet est ouvert aux élus et aux associations. Le comité de pilotage national associant toutes les administrations, agences nationales, opérateurs est aussi ouvert aux parties prenantes. En parallèle, une mission réunissant plusieurs inspections générales va être lancée prochainement pour évaluer le plan chlordécone III et proposer des pistes d’évolution pour le plan IV. Une feuille de route très précise et ambitieuse va être déroulée dès cette année.
Propos recueillis par FXG, à Paris
[1] Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail
[2] - Un recueil de fiches d’information sur la chlordécone élaboré sous l’égide de l’ARS de Martinique ;
- La préfecture de Guadeloupe met à disposition des informations via son site internet ;
- Un site web spécifique sur la chlordécone a été élaboré par la préfecture de Martinique.
[3] Multigner L, Ndong JR, Giusti A, Romana M, Delacroix‐Maillard H, Cordier S, Jégou B, Thome JP, Blanchet P.
Chlordecone exposure and risk of prostate cancer. 2010; J Clin Oncol 28:3457‐62.
[4] 10 Emeville E, Giusti A, Coumoul X, Thomé JP, Blanchet P, Multigner L. Associations of plasma concentrations
of dichlorodiphenyldichloroethylene and polychlorinated biphenyls with prostate cancer: a case‐control study
in Guadeloupe (French West Indies). 2015; Environ Health Perspect 123:317‐23