Mission Mémoire de lesclavage, de la traite et de leurs abolitions
Grand entretien. Jean-Marc Ayrault, président du GIP "Mission pour la mémoire de l'esclavage, des traites et de leurs abolitions"
"Si on n'assume pas cette histoire, elle entre par une porte racialiste ou communautariste"
Après s’être rendu l’année dernière à Bordeaux, à Besançon à la rencontre des communes réunies dans l’association de La Route de l'abolition et à La Réunion, Jean-Marc Ayrault, l'ancien maire de Nantes et ancien Premier ministre, arrive en Guadeloupe ce 4 février à l'occasion du 225e anniversaire de l'abolition de 1794, puis en Martinique du 6 au 9.
Quels sont les enjeux de votre mission à la tête de la future fondation pour la mémoire de l'esclavage, de la traite et de leurs abolitions ?
Le 170e anniversaire de l'abolition de l’esclavage a été l'occasion pour le président Macron de confirmer trois choses : le lancement de cette fondation, le soutien de l'Etat au Mémorial ACTe en Guadeloupe, et la création d'un mémorial en l'honneur des victimes de l'esclavage, qui sera installé dans le jardin des Tuileries à Paris. Lieu hautement symbolique puisque c'est là que la Convention, c'est-à-dire la 1ère République, en 1794, a décidé la première abolition de l'esclavage...
Pourquoi vous ?
J'ai une expérience ancienne déjà puisque, quand j'ai été élu maire de Nantes en 1989, j'avais pris l'engagement dans mon programme que la ville de Nantes aborderait franchement l'histoire du commerce triangulaire. Désormais, le musée du château des ducs de Bretagne raconte toute l'histoire de Nantes, y compris la période de la traite et la période coloniale ; un parcours mémoriel a été tracé dans la ville et j’ai inauguré en 2012 le Mémorial de l’Abolition, qui est un acte fort. Nombreux étaient ceux qui craignaient que je remue ce passé, pensant que cela allait blesser des gens... J'ai assumé cette histoire et ça s'est bien passé ! Nous ne l'avons pas fait dans un esprit de revanche, de règlement de compte, de donneurs de leçons ni de repentance, mais dans un souci de bien comprendre, de dépasser cette histoire et surtout d'engager de nouvelles relations avec les Caraïbes, avec les Outre-mer français, mais aussi plus généralement avec l'Afrique et l'Amérique. Depuis qu'il y a le musée et le Mémorial, Nantes est un espace internationalement reconnu sur ces questions....
Cette fondation est un nouveau défi pour vous ?
Après le centième anniversaire de l'abolition en 1948, qui avait donné lieu à de grands discours de Césaire, Senghor et Monnerville à la Sorbonne, il a fallu attendre 1983 pour faire droit à cette histoire, avec la loi qui a permis l'instauration de journées fériées de commémoration en outre-mer, puis la marche du 23 mai 1998 à l'occasion du 150e anniversaire de l'abolition. Cette marche a révélé à l'opinion française que cette question restait sensible et qu'il y avait une revendication forte pour intégrer la mémoire de l'esclavage dans le récit national. Ça n'a pas été sans conséquence puisqu'il y a eu ensuite la loi Taubira en 2001. Ce texte reconnaît que l'esclavage et la traite sont un crime contre l'humanité et surtout il recommande l'enseignement de cette histoire. Nous sommes aujourd'hui dans le prolongement de cela. L'histoire de la France, c’est aussi les Outre-mer ! Pour mieux comprendre cette histoire, il faut donner les clés, reconnaître ces souffrances, mais aussi reconnaître les héritages et le faire dans un esprit républicain de rassemblement et non de concurrence des mémoires ou de surenchère et de repentance.
Ce terme de repentance a fait long feu sur ce sujet...
Si j'emploie le mot repentance, c'est qu'il a souvent été utilisé par les personnes qui ne veulent pas parler de l'esclavage comme si cela ne revenait qu’à demander aux gens de sans cesse battre leur coulpe... Par mon expérience nantaise, je sais que le sujet n’est pas là. L'enjeu, c’est que, si on ne fait pas ce travail, si on n'assume pas cette histoire, elle reviendra d'une autre façon, par une mauvaise porte et notamment par une porte racialiste ou communautariste, ce qui n'est pas du tout notre vision puisque notre approche est républicaine. Pour conclure, je dirais que c'est rendre justice mais c’est également se confronter aux questions d'aujourd'hui : la Fondation montrera que la diversité des origines ne s'oppose pas à la cohésion nationale mais qu’elle est au contraire un facteur de rassemblement. C'est ça aussi le défi... et notre ambition est de l’avoir relevé pour les cérémonies du mois de mai.
Quelle est votre position sur les polémiques suscitées par les propos attribués à Doudou Diène dans le journal Libération du mois de novembre ?
Notre but, je l’ai rappelé lors de notre dernier conseil d’administration, c'est une approche républicaine, qui rassemble. Le principe est d'accepter qu’il y ait des regards différents sur cette question et qu'il puisse y avoir un débat entre nous, mais que sur l'essentiel, nous arrivions collectivement à converger. D'une certaine façon, tout cela nous a permis d'avoir un échange de fond au sein de notre conseil d'administration. Doudou Diène, dont je rappelle qu’il est celui qui a créé il y a 25 ans le programme de l’UNESCO « La Route de l’Esclave », a expliqué ce qu’il a voulu dire pour éviter de rester sur un malentendu. Cet échange a permis de clarifier et de rassurer, en rappelant ces quelques principes fondamentaux : d’abord que la Fondation n'est pas une organisation politique, mais une institution nationale destinée à rassembler autour de la connaissance de cette histoire. Et ensuite qu’elle sera un lieu pluraliste. J’y suis très attentif, il ne faut pas avoir peur des discussions, avec cette exigence néanmoins de toujours rester dans un esprit républicain. Telle est la mission qui nous a été confiée par le président de la République.
Votre réaction a-t-elle été comprise ?
Le soutien que nous avons reçu des collectivités locales de toutes les sensibilités politiques que nous avons invitées à devenir membres fondateurs montre que nous sommes compris : nous avons ainsi recueilli l’accord de Nantes, de Bordeaux, du Havre, de Besançon, de la Guadeloupe, de la Réunion et d’autres encore... C'est pour nous un gage de force et de cohésion. Dans nos échanges, j'accepte la diversité des points de vue, je la recherche, même, mais je veille à ce que dans nos travaux collectifs nous gardions notre cap, et pour moi, la référence, c'est le texte présidentiel, la tribune du président de la République du 27 avril 2018. J’ai confiance dans l’intelligence collective : lorsque nous avons décidé en novembre d’accueillir des représentants de la société civile venus de toute la France, on aurait pu craindre d’avoir des débats qui tournent en rond. Au lieu de quoi, nous avons eu un jour et demi d’échanges passionnants, avec des personnes très diverses, venues de l'Hexagone et tous les DOM, chercheurs, représentants d'associations, artistes... Plus de 200 personnes ! Là, nous avons vu qu'il y avait une vraie attente. C’est cette attente de la population, de la jeunesse, des territoires que nous n’avons pas le droit de décevoir. Mon ambition, c'est que la Fondation soit aux yeux de tous une réussite !
Où en est votre dossier de reconnaissance d'utilité publique ?
Le Conseil d'Etat doit donner un avis sur notre dossier, qui va permettre ensuite au gouvernement de prendre un décret en ce sens. Il y a des exigences de fond et de forme, de statut, de gouvernance et de projet... Nous sommes tendus vers cet objectif tant au conseil d'administration qu'au conseil d'orientation. Et sans attendre, nous allons sur le terrain, pour expliquer, pour écouter, pour prendre en compte tout ce qui se fait, pour apprendre de l’expérience des sites de mémoire qui existent déjà. L’enjeu, c’est de faire comprendre que ce qui a fait la France d’aujourd’hui, ce qui a forgé la République, c’est sa diversité, et que cette diversité est liée à notre histoire depuis très longtemps. C’est une histoire douloureuse, mais cela a aussi été une histoire de combats gagnés, d’expressions et de créativité. Il faut en donner toutes les clés, notamment à la jeunesse. D’où notre vigilance à ce que les programmes scolaires fassent encore davantage de place à cette histoire qui n’est pas seulement l’histoire des outre-mer mais qui est l’histoire de France, tout simplement.
Comment faire en sorte que toute la population s'empare de la journée du 10 mai et non pas les seuls descendants d'esclaves ?
Il faut renforcer le caractère populaire de toutes ces manifestations, qu'elles n'aient pas qu'un caractère institutionnel. La cérémonie au jardin du Luxembourg reste assez formelle et il n'y a pas beaucoup de monde... J'ai fait ce constat en participant le même jour à deux cérémonies du 10 mai, celle de Paris et celle de Nantes. A Nantes, c'était ouvert, sympathique et chaleureux. Il y avait de la diversité, du monde, des artistes, sur le port, sur les quais... Il y a une demande très forte pour que le 10 mai soit quelque chose de populaire. Nous sommes en train de faire des propositions, avec le Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE) dont c’est le rôle mais qui a de trop faibles moyens… Nous espérons que son remplacement par la Fondation, avec ses ressources nouvelles, permettra d’améliorer les choses.
Le CNMHE a-t-il vocation à devenir le conseil scientifique de la fondation ?
A côté du conseil d'administration et du conseil d'orientation de la Fondation, il y aura un conseil scientifique. Il mettra en valeur la diversité de la recherche française sur ces questions, dans les universités et au CNRS, avec notamment le CIRESC qui est son laboratoire international sur ces questions ; car nous tenons à associer les chercheurs internationaux. J’ajoute que dans la gouvernance de la Fondation, il y aura aussi un conseil des territoires pour représenter les collectivités locales.
Qu'en est-il de sa dimension internationale ?
Cette histoire, c'est l'histoire mondiale de la France, mais pas seulement de la France ! L'esclavage est une histoire millénaire, mais la traite coloniale commence au XVIe siècle avec les Portugais, les Français, les Espagnols, les Anglais.... C'est toute l'Europe qui a mis en œuvre ce système. C'est une économie, la première mondialisation, qui sera suivie par le colonialisme... Cela crée pour les pays impliqués un lien indénouable avec l'Afrique et les Amériques. Aujourd’hui on redécouvre cette histoire en Colombie, au Pérou, au Mexique...
Où en êtes-vous des moyens pour la future fondation ?
Financièrement, nous en sommes aux deux tiers de la cible avec un peu plus de 1,2 million d’euros pour le capital (nous devons en réunir 1,5 million). Ce sont en majorité des capitaux privés, qui viennent de grands groupes, d'entreprises plus modestes mais également de personnalités engagées. Le reste vient de contributions publiques, celles de la quinzaine de collectivités locales qui ont déjà accepté de s’engager dans le projet comme membres fondateurs. Pour le fonctionnement, nous avons besoin de 2 millions par an garantis sur quatre ans. Sur ces 2 millions annuels, la moitié sera d'origine privée — c'est la campagne de levée de fonds —, l'autre moitié, c'est la contribution publique de l'Etat : mise à disposition de locaux, financement de l'équipe permanente. Je précise par ailleurs que, dans une Fondation, les fonctions de président et d’administrateur sont totalement bénévoles. Nous devrions nous installer dans notre siège à l'hôtel de la marine fin 2019, début 2020, quand les travaux y seront finis. Nous serons à quelques mètres du bureau qu’occupait Victor Schoelcher en 1848.
Et vos premiers projets ?
Nous allons beaucoup travailler avec les écoles, les associations d’éducation populaire. Il y a beaucoup de partenariats possibles, certains mêmes qui existent déjà et qu'on voudrait renforcer. Nous envisageons par exemple d'organiser des voyages mémoriels qui pourraient passer par le Mémorial ACTe pour faire connaître à la jeunesse cette histoire, là où elle s’est passée. Nous voudrions inaugurer cela avec les lauréats du concours scolaire de la Flamme de l'Egalité.
Nous souhaitons, bien sûr, renforcer les programmes de recherche. Nous envisageons également de pouvoir labelliser les initiatives locales, comme l’avait fait la mission du centenaire de 1914-1918, y compris en donnant un coup de pouce financier, dans la limite des moyens que nous aurons. Nous voulons enfin mettre en valeur tout le patrimoine culturel et artistique issu de cette histoire. Nous voulons mettre en place un musée virtuel, et les 6 et 7 mai prochains, nous organisons des rencontres internationales sur le patrimoine matériel et immatériel de cette histoire, avec tous les grands musées et les grandes institutions françaises et étrangères qui travaillent sur ces questions. C’est le musée d'Orsay qui nous accueille, pendant son exposition de peintures sur "Le modèle noir".
Propos recueillis par FXG, à Paris