Louis-Georges Tin, Macron, Colbert...
Au lendemain de l’allocution d’Emmanuel Macron lors de laquelle il a affirmé que « la France ne déboulonnerait pas de statues », le Martiniquais Louis-Georges Tin, président d’honneur du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), annonce la tenue prochaine d’états généraux de la lutte contre le racisme et le colonialisme. Nous lui avons demandé son point de vue sur le débat sociétal qui s’est emparé de la France et du monde après l’assassinat de Georges Floyd.
"Colbert, c'est la théorie et la pratique"
Que retenez-vous du refus du président de déboulonner des statues ?
Sur le fond, l’histoire retiendra qu’il a apporté son soutien à une statue d’esclavagiste. Ce Colbert devant l’Assemblée nationale, c’est quelque chose de peu glorieux. Sur la forme, il faut rappeler à M. Macron qu’il n’est pas décisionnaire en la matière. Les noms des rues dépendent des maires, celui des lycées des proviseurs et des Régions, et la statue de Colbert dépend de l’Assemblée nationale. Quand le président dit que la République ne déboulonnera pas, je lui réponds : la République, ce n’est pas vous. Vous en êtes membre, mais vous n’êtes pas la France entière.
Le président a parlé de « réécriture haineuse de l’histoire » et de « séparatisme ». Qu’en avez-vous pensé ?
J’ai eu vaguement l’impression d’être visé… Si c’est pour se séparer de Colbert et de l’esclavage, oui, si c’est ça le séparatisme, je suis séparatiste. Je pensais même que c’était la définition même de la République que de se séparer de l’esclavage, de la monarchie et de l’autoritarisme. Et quand il dit qu’il ne faut pas cacher des pans entiers de l’histoire, il me semble que c’était la République qui a essayé d’occulter. En 1998, le Premier ministre Lionel Jospin avait dit : « Tous nés en 1848 » Non, c’est une façon d’organiser l’oubli ! Si on veut vraiment parler de notre histoire, elle ne commence pas en 1848. Il a fallu beaucoup de travail et de militants pour arriver à la loi Taubira. C’est nous qui parlons de notre histoire et c’est la République qui cherche à l’effacer. L’Etat français a souvent occulté l’histoire de l’esclavage en se gaussant de l’avoir aboli. Ce sont plutôt les militants anticolonialistes qui ont rappelé que cette histoire existait et qu’il faut l’enseigner. C’est un mauvais procès à nous faire.
La société française a-t-elle évolué sur la question du racisme ?
Il y a trois ans, lorsque j’ai publié une tribune dans Libération et dans Le Monde (« Vos héros sont parfois nos bourreaux »)*, ça avait fait un peu de bruit, mais nous étions un peu seuls. Aujourd’hui, les gens comprennent qu’il y a là un vrai problème et le fait que le président réponde, même par la négative, démontre qu’il s’agit bien d’un débat national.
Ce débat a pris une ampleur internationale après l’assassinat de Georges Floyd, mais avant, le 22 mai dernier en Martinique, de jeunes Martiniquais à visage découvert ont abattu deux statues de Victor Schoelcher. Que pensez-vous de cet acte ?
La mort de Georges Floyd a catalysé les choses, mais oui, il s’est passé des choses en Martinique, sans parler de la statue de Joséphine qui a été décapitée bien avant que le CRAN intervienne sur ces questions. C’est une question très ancienne qui a pour nom la justice mémorielle. A qui rend-on hommage ? Pour revenir à Schoelcher, je dirais que ce qui a été critiqué, dénoncé à travers cet acte, ce n’est pas Schoelcher lui-même, c’est le schoelchérisme. Le schoelchérisme, c’est cette manière classique de faire comme si le grand Blanc était le sauveur des petits Noirs. C’est cette historiographie qui est constamment présenté depuis 1848. Or, Schoelcher n’était pas schoelchériste. Dans ces ouvrages, il évoque les premiers nègres marrons déjà en Afrique, mais il a été récupéré par l’Etat, c’est le mythe du white savior, le sauveur blanc qui invisibilise les combats locaux. Il y a eu en Martinique l’abolition avant même l’arrivée du décret Schoelcher ! L’esclavage est une guerre mondiale qui commence depuis la fin XVe siècle et qui se termine quatre siècles plus tard. C’est tout cela qu’il faut mettre en perspective, un processus dont Victor Schoelcher est un élément intéressant mais c’est lui seul qui a été mis en avant. C’est cela le schoelchérisme. Et comme pendant longtemps, même en Martinique, il n’y a pas eu de dialogue, on n’est pas tout à fait surpris qu’on soit resté sourd à ces revendications. Pourtant, nous déléguons tout crédit politique à Victor Schoelcher, un homme très bien mais qui n’a pas tout fait de A à Z. Je n’approuve pas forcément cet acte, mais je dis qu’il a le mérite de créer ce débat qui existe depuis longtemps mais qu’on ne voulait pas entendre, même en Martinique.
Concernant la statue de Colbert, qu’avez-vous à dire ?
Ce que nous visons en Colbert, c’est à la fois sa personne et le symbole. Sa personne parce que c’est vraiment lui qui a coordonné le code noir et qui a créé la Compagnie des Indes, un établissement colonial qui a organisé la traite, la déportation des esclaves et l’importation du sucre des Antilles. C’est la théorie et la pratique ! En ce sens, il représente tout un système dont il n’est pas le seul acteur, bien entendu. Il y a des planteurs aux Antilles, des négriers dans les ports européens, des décisionnaires à Paris… Mais Colbert en est le symbole. L’Assemblée nationale sur le fronton de laquelle est inscrit « liberté, égalité, fraternité », est le pire endroit où exposer sa statue. Je rappelle qu’en 1685, le parlement de Paris s’est opposé au code noir en disant qu’il était contraire au droit français, au droit divin et au droit naturel. Le parlement de Paris ayant refusé d’enregistrer la loi, c’est resté un code et pas une loi. Il ne faut pas détruire la statue de Colbert, il faut la mettre au bon endroit et le bon endroit, c’est le musée de l’esclavage qui reste à mettre en œuvre à Paris.
Que devrait mentionner la plaque sous la statue de Colbert au musée de l’esclavage ?
Pour résumer : « Ministre de Louis XIV, a coordonné le code noir et la mise en place de la Compagnie des Indes qui ont organisé l’esclavage dans le contexte français. »
Pourquoi un musée de l’esclavage ?
Le musée est un des éléments de la réparation à mettre en place, pas le seul puisqu’il y a les réparations éducatives, la réforme agraire, l’aide à ceux qui veulent retourner en Afrique… Le musée est important pour des raisons symboliques. Il y a 12 000 musées dans l’Hexagone, 12 du sabot et aucun musée de l’esclavage. Il y a des monuments comme le Mémorial de Nantes ou celui qui va être fait à Paris, mais pas de musée dans l’Hexagone. D’un point de vue pédagogique, ce doit être un des instruments d’enseignement. Il faut un lieu central à partir duquel le savoir sur l’esclavage va rayonner. 99,9 % ignorent que l’esclavage a connu trois abolitions : la première pendant la révolution française, la deuxième en 1848 qui est la plus connue, et puis on veut oublier que l’esclavage a été rétabli sous la troisième République sous la forme déguisée du travail forcé et qu’il n’a été aboli qu’en 1946 par la loi Houphouet Boigny. C’est Victor Schoelcher qui en a le mieux parlé à la fin de sa vie quand il était sénateur de Paris : « Nous sommes en train de rétablir l’esclavage que nous avions nous-même aboli… » Il y a eu plus d’esclaves en terres françaises après l’abolition de 1848 qu’avant.
Vous annoncez la tenue prochaine d’états généraux de la lutte contre le racisme et le colonialisme. Qu’en attendez-vous ?
Ils auront lieu d’abord à l’Assemblée nationale, mais aussi en Martinique pour que toutes ces questions, et pas seulement les questions de statues qui ne sont que le haut de l’iceberg, soient discutées. Cela traitera des questions de réparations. Il faut savoir qu’aujourd’hui, la Lloyds, entreprise anglaise, a décidé de mettre en place des réparations financières relatives à l’esclavage.
Propos recueillis par FXG
*https://www.liberation.fr/debats/2017/08/28/vos-heros-sont-parfois-nos-bourreaux_1592510