Les pensées de Gramsci du Sud pour le monde
L’éditeur Jean-Benoît Desnel, spécialisé dans les essais historiques, publie sous le titre Retour d’une pensée du Sud pour le Monde, une plongée dans la réflexion du marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937) à travers des textes choisis, traduits et complétés par des contributions d’intellectuels dont Philippe Pierre-Charles, avec une postface de François Vergès, l’un de fers de lance de la pensée décoloniale. Entretien avec l’éditeur.
« Prenons garde que les militants décoloniaux ne finissent armés de kalashnikov »
Pourquoi un éditeur martiniquais republie-t-il Gramsci aujourd’hui ?
C’est en travaillant sur l’ouvrage Lénine, paru il y a maintenant deux ans, que les textes de Gramsci ont refait surface. Les notions de philosophie de la praxis, d’hégémonie culturelle (ce moyen de faire souscrire les classes populaires à l’idéologie des classes dirigeantes) et enfin de la culture liée « organiquement » au pouvoir dominant. Gramsci définit un intellectuel organique comme celui qui prend part à la dynamique de l ‘histoire avec un grand H, par son engagement au sein de la société à travers une association politique ou syndicale, mais qui oublie son rôle de conscientisation des masses pour rester au service d’une pensée unique. Ceci fait dire à Einstein : « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais plutôt par ceux qui les regardent sans rien faire. » Gramsci invite l’intellectuel, dans ses Cahiers de prison, à sortir de la sphère de la pensée unique dominante portée par la force des médias, des manuels scolaires, etc…
Ce message du Sud au monde peut-il être considéré aussi comme celui des peuples antillais ?
L’actualité sociale et politique aux Antilles (et plus particulièrement en Martinique), au fur à mesure que j’avançais dans la construction du livre en recevant les contributions de sociologues, politologues, psychologues et universitaires, m’a conforté dans l’idée que le contenu de cet ouvrage sur Gramsci ferait sens aujourd’hui, à la fois pour comprendre les turbulences du monde et pouvoir y chercher les réponses qui s’y trouvent. Les « postcolonial studies » et aujourd’hui en France le « mouvement des décoloniaux » reprennent chacun les idées d’Edward Saïd, auteur de l’ouvrage mondialement connu : L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. D’un bout à l’autre de la planète, les idées de l’intellectuel italien sont développées dans ces études postcoloniales. Ces subaltern studies posent un nouveau regard sur la façon pour nous d’aborder la philosophie et la lecture de l’histoire à travers un prisme qui ne soit pas uniquement celui de l’Occident, avec pour perspective, corriger l’absence de certains groupes sociaux de l’histoire « officielle », ici comme ailleurs. Lire ou relire Gramsci au 21ième siècle, c’est ouvrir le débat sur ce sujet et d’autres aussi importants comme celui des inégalités sociales ou du malheur de tous ces damnés de la terre, d’après Frantz Fanon, ce grand penseur martiniquais de l’anticolonialisme.
Gramsci n’est qu’il qu’un communiste ou sa pensée était-elle déjà glissantienne ?
Pour citer un universitaire martiniquais, chercheur indépendant, intellectuel engagé, Ali Babar Kenjah, « la pensée de Glissant nous aura donné des outils pour repenser l’identité », mais j’ajouterai que l’insurrection de l’imaginaire nous renvoie à chaque fois à Gramsci : « On ne pourra pas changer la société si on ne change pas la manière dont on la perçoit et dont on la vit. » Le même Gramsci disait : « L’hégémonie culturelle précède l’hégémonie politique. » Prenons garde que dans ces mouvements de déconstruction, issus de la frustration due au sentiment de domination et au racisme, les militants ne finissent par mimétisme armés de kalachnikov. Une voie qu’il serait préférable d’éviter… C’est cela aussi que traduisent les déboulonnages et autres actes de vandalisme que nous avons récemment vécus aux Antilles et Guyane.
Propos recueillis par FXG