Polar rasta
Le Martiniquais Zakhyé publie aux éditions Maïa, Les Mornes Descendants, un polar haletant qui plonge son lecteur dans la Martinique de mai 1981, sous le choc de la mort de Bob Marley... Interview
« L’émancipation n’est pas une affaire de race »
Avez-vous vécu dans ce Fort-de-France des années 1980 que vous décrivez dans votre livre ?
J'ai eu le privilège d’avoir vécu Fort-de-France au rythme des années 80. Cette période, celle de mon adolescence, me renvoie aux souvenirs d'une ville ardente mais accueillante. Un lieu musical et parfumé de légèretés. Cette ville a pour moi un goût de jus de canne à sucre dans le prolongement de ses rues, de dal diri dou (samossa de riz au lait) au parc de la Savane, de pistaches grillées ; nos yeux happés par un film de Kung-Fu surréaliste et bon marché. Elle est la capitale de mes toutes premières amours, de mes rêves de voyage et d’écriture après avoir lu Kerouac presque par accident. J’adore ses rues et les joies qui m'y rattachent, comme des jours de carnaval amoureux.
L’avez-vous retrouvé ce Foyal ?
J'y ai flâné, il y a quelques mois, et je sentais qu’il restait, dans l'interstice de ses degrés celsius, quelques restes de son ambiance d'alors, un fond sonore aux accents de femmes ouvrières portant leurs courses avec nonchalance, de marchandes en sourire et de fous malheureux. Aujourd’hui, je la trouve photogénique et aigre-douce. J’ai l’impression qu’il lui manque quelque chose. S’endort-elle trop tôt ? Une chose est certaine, elle recèle des mystères, des histoires à conter venant de ses quartiers populaires, de ses rues. La mienne, histoire, n’est qu’une toute petite pierre apportée à l’édifice.
Les Mornes Descendants est-il votre premier roman ?
J’ai écrit d’autres romans que je n’ai pas réellement cherché à publier. Je n’étais pas prêt. Les Mornes Descendants est sans nul doute mon livre le plus abouti. Il confirme, je crois, mon style, un imaginaire, il me donne une direction, comme une boussole.
Comment vous est venue l'envie de vous plonger dans cette Martinique des rastas ?
Disons que j’avais envie d’offrir aux lectrices et lecteurs quelque chose d'inattendu dans la littérature des Antilles francophones. Il s’avère que le mouvement rastafari est pratiquement absent de nos livres. Et puis la figure du rasta est intéressante à plusieurs titres. Elle est populaire, contemporaine, chargée de mythes. Elle permet de prendre de la distance, d’une part avec la nostalgie du an tan lontan, d’autre part avec la figure de la légende, de l’élite. Mes héros sont des gens du peuple. J’aime beaucoup cela car je me sens proche d’eux.
Vous-même ? Flic ou rasta ?
J’adore votre question ! Déjà, elle me permet de rendre hommage à Jean-Paul Belmondo puisqu’elle me fait penser à Flic ou Voyou. ‘“Alors quand faut y aller, faut y aller !” disait Bebel. Il me faut ici clarifier que rasta n’est pas synonyme de voyou, loin de là. Alors, je pourrais dire qu’il y a sûrement du rasta dans le flic et du flic dans le rasta. Ce serait une réponse facile et une bonne porte de sortie. Autrement dit, Flic ou rasta ? : Les deux ! Cette réponse fonctionne bien pour les personnages de mon roman, mais la réalité est plus nuancée lorsqu’il s’agit de ma personne. Dans mon livre, comme dans la vie, j’essaye de ne pas avoir une vision simpliste de l’un et de l’autre. Le flic n’est pas qu’un babylone bête et méchant et le rasta n’est pas seulement un petit fumeur de marijuana fainéant. Cela étant dit, j’avoue que mon côté rasta est plus prononcé pour plusieurs raisons. Je suis un pacifiste et un humanitaire engagé. Je suis écologiste et j’ai la certitude que nous devons inventer de nouveaux modèles de société, de production et de consommation plus respectueux de la nature. Ce que le mouvement rasta a tenté de faire à sa manière et qui a été mal interprété. Par ailleurs, cela ne veut pas dire que je n’ai pas un côté flic, au contraire. J’ai quelque chose du flic, par exemple, lorsque je mène des enquêtes sociologiques. Enfin, j’ai des amis flics, des proches, les derniers gardiens de la paix, et j’avoue que je leur porte une grande estime. Mais honnêtement, je n’aimerais pas être à leur place. Aux bons flics je dis bravo ! Et comme la musique adoucit les mœurs, je leur conseille d’écouter du reggae.
Peut-on faire un lien entre ce mouvement venu de Jamaïque et personnalisé par Marley et l'agitation politique d'alors avec le revival indépendantiste ?
J’étais à l’époque trop jeune pour avoir une analyse bien structurée de la question. Mais dans mon souvenir, rastas et indépendantistes ne faisaient pas bon ménage. Il se disait même que les indépendantistes couraient après les rastas — Yo té ka kouri dèyè yo — pour reprendre l’expression consacrée. Cela n’a rien d’étonnant car les porteurs de dreadlocks étaient mal vus, partout. Dans le berceau du mouvement, la Jamaïque, ils ont souffert d’une violente répression. Souvenez-vous de la chanson de Marley : Burnin and Lootin. Il faut dire que la ganja a été la source principale de leur mauvaise réputation : rasta = drogué. Legalize-it chantait Peter Tosh. L’ironie de l’histoire c’est que plusieurs pays, dont la Jamaïque, ont aujourd’hui légalisé la marijuana et reconnu bon nombre de ses vertus. Et paradoxe pour les indépendantistes d’alors, ils avaient adopté la vision du colonisateur qui a fait du cannabis une drogue. Pourtant, dans beaucoup de sociétés extra-occidentales, en Afrique, en Inde, en Asie Centrale, la marijuana a toujours été une plante médicinale et utilisée lors de rites religieux. A ces visions vernaculaires, ils ont préféré celle du colon... intéressant...
Et maintenant ?
C’est seulement aujourd’hui que le drapeau Rouge Jaune Vert côtoie, pour ainsi dire, le drapeau Rouge Vert Noir en Martinique. Je ne sais pas s’il y a une véritable convergence entre le mouvement rasta et indépendantiste, mais il est certain que les personnes portant des dreadlocks sont très visibles lors des manifestations que je qualifierais de décoloniales.
Êtes-vous indépendantiste ?
J’aborde la question de l’indépendance de la Martinique de façon romanesque et allégorique dans Les Mornes Descendants. J’ai l’impression que nous n’arrivons pas à dénouer ce problème, à en trouver le sens. Je dois avouer, humblement, que j’ai moi-même du mal à cerner la politique et les perspectives proposées par les partis indépendantistes. Une chose est certaine pour les rastas, et l’était particulièrement pour Bob Marley, l’émancipation n’est pas une affaire de couleur de peau, pas une affaire de race, tout est dit dans la chanson War. Cela mérite réflexion...
Finalement, que retenez-vous de cette époque ?
Je retiens une certaine insouciance, des moments de joie, des rêves d’une société plus égalitaire, de révolution, de fraternité. La Martinique n’était pas encore une société de consommation de masse. Celle qui fait de chaque individu un aliéné en puissance : l’homo-consommatus. Le soleil de Fort-de-France réchauffait nos espérances de pauvre. Nous refaisions le monde face à la baie, tout en utopie. Il y avait des rires sous les lumières des réverbères de Texaco, de Bô Kannal, de Pointe la Vierge… tous ces quartiers qui font la ville.
Quelles traces en reste-il dans la Martinique d'aujourd'hui ?
Bob Marley nous a quitté depuis quarante ans mais ses messages sont toujours d’actualité. Il avait le don d'aborder la complexité en quelques phrases. Il ne parlait pas uniquement pour la Jamaïque, mais pour toute la Caraïbe. J’ai l’impression qu’il avait envie de révéler ce qu’il y avait de meilleur en nous, de dire que c’est notre histoire et nos misères qui feraient de nous une grande nation humaniste. C’est cet esprit qui résiste, qui reste en filigrane, celui-là même qui exige que nous restions des sauvages éclairés.
Un autre livre en préparation ?
Je travaille sur un nouveau livre, en effet. Mais j’espère avant tout que Les Mornes Descendants trouvera sa place dans la littérature antillaise.
Propos recueillis par FXG
L’auteur
Zakhyé, alias Xavier Dufrenot, est né à la Martinique en 1969. Il quitte son pays en 1987 pou suivre des études de sciences politiques du développement puis de sociologie à la Sorbonne. Sa vie est marquée par vingt-cinq ans d’engagement humanitaire au sein de crises majeures (Rwanda, Burundi, Darfour, Afghanistan, Kosovo, Rohingya, etc.), durant lesquelles il ne cesse d’écrire. En 2020 il décide de se poser et d’écrire son livre, Les Mornes Descendants. Zakhyé vient de s’installer en Guadeloupe. « Quel plaisir d’être en île. Je suis un exilé de longue date, je ne sais pas encore si j’aurais la chance, un jour, de retourner au pays. »
Le roman
Mai 1981, Bob Marley disparaît. Tous les Rastas de la Caraïbe sont en deuil. Ceux de Bô Kannal, quartier populaire de Foyal, organisent à une veillée au son du reggae. On y fume de l’herbe, on y scande « Jah Rastafari ! » Aux yeux d’une société martiniquaise dopée à la morale coloniale exportée sur l’île, ces jeunes sont des marginaux, des drogués, dans le collimateur de la police. Jean-Claude un jeune policier fraichement revenu de l’Hexagone est un de ces flics qui claquent les portières de fourgon, arrêtent et menottent… Mais très vite le jeune flic se laisse happer par la mémoire collective et les liens de sang qui l’unissent à ceux qu’il traque. Découvrant l’amour et un grand secret, sa mission devient impossible…