Serge Létchimy, président du conseil exécutif de la CTM
Le président du conseil exécutif de la Collectivité territoriale de Martinique est à Paris cette semaine. Depuis lundi, il rencontre les principaux responsables politiques de l’État, ministre des Outre-mer, commissaire général au plan, jusqu’au Premier ministre mercredi dernier et le conseiller outre-mer du président de la République jeudi.
Son objectif est de mettre en place une méthodologie pour arriver à un accord de partenariat entre l’État et la CTM, avec pour horizon de réussir le défi de l’émancipation économique et de la reconnaissance par l’État de la capacité des Martiniquais à construire l’avenir du pays. Interview.
"Il nous faut gagner la bataille de l’émancipation économique"
Qu’avez-vous proposé au Premier ministre ?
Notre objectif est de discuter et de négocier un contrat de partenariat de développement de la Martinique avec l’Etat. Il ne s’agit pas de poser des problèmes ou une liste d’actions à mener mais une méthode qui pourrait nous permettre demain de signer un accord de partenariat économique puisque nous nous trouvons à la fois dans une situation post-covid très compliquée, difficile et, en même temps, la situation structurelle du mal-développement existe toujours. Il faut absolument que la Martinique retrouve la voie de l’investissement, la voie de la croissance. Il faut absolument soutenir le tissu économique et industriel. Il faut absolument trouver les voies de l’autonomie alimentaire. Il faut construire les équipements qui puissent nous permettre de garantir l’évolution de notre politique culturelle, de santé… Et tout ça ne se négocie pas seulement sur des millions et des milliards, nous proposons un partenariat très actif d’égal à égal.
Cela veut-il dire que vous allez renégocier le contrat de convergence et de transformation ?
Non ! Ce contrat de convergence et de transformation, c’est un titre avec un alignement de projets. Ca existe et nous allons utiliser les moyens financiers qui sont mis en œuvre pour cela. Même chose pour le contrat de plan État/Région en préparation, les fonds européens, ou le plan d’investissement qui est prévu d’ici 2030… On a des cadres avec des financements dans lesquels on nous demande de puiser. C’est une démarche dirigée mais il s’agit aussi de modifier certaines choses sur le plan réglementaire, législatif, opérationnel, fiscal… Par exemple, on doit trouver des paramètres favorables à la construction de logements intermédiaires. Si nous voulons faire un port au Robert, ce n’est pas seulement un investissement, c’est aussi avoir des possibilités de cabotage avec les pays de la Caraïbe. Si nous voulons développer de la biodiversité, ce n’est pas seulement le fait que je veuille réaliser un laboratoire de pharmacologie à Mangot-Vulcin au Lamentin, c’est aussi les autorisations de mise sur le marché des productions qui pourraient être faites localement. Il faut que la Martinique cesse d’être un guichet où l’on verse des subventions — tant mieux — mais il faut que ça s’inscrive dans une dynamique de développement. On ne va pas réussir à construire ce qui est fondamental pour le pays sans attractivité économique, ce sera aussi parce qu’il y aura des personnes intéressées par un pays qui est en croissance et non en déclin !
Comment a été reçue votre offre de partenariat ?
Pour le Premier ministre comme pour le ministre des Outre-mer, notre démarche est un peu innovante. On a plutôt l’habitude de venir revendiquer et demander. Là, je propose des alternatives en matière de développement. Un exemple très précis : c’est l’autonomie alimentaire. Si on veut y arriver, il faut prendre des mesures très importantes pour que les productions locales puissent prévaloir sur l’importation. Il s’agit donc de prix régulés, de qualité, de rythme de la production, que l’agriculteur ait un revenu stable, que nous mettions en place des marchés de développement interne, marchés régionaux… On aura besoin de moyens financiers pour désenclaver les terres agricoles, mais c’est d’abord une démarche avec l’organisation du marché qui fait que la production importée n’inonde pas le marché local pour faire chuter la production interne.
C’est votre première visite en tant que président de la CTM. Vous être venu présenter votre offre politique ?
Nous proposons une contractualisation d’un développement sur une durée de cinq à six ans qui puisse nous permettre d’atteindre des objectifs pour la pêche, l’agriculture, l’éducation, l’attractivité… On veut développer la biodiversité, ok mais l’université n’a pas d’antenne de biodiversité ! On veut développer l’économie bleue, mais si on n’a pas d’attractivité en matière de recherche, ça ne fonctionne pas. C’est pour cela que je veux proposer un cadre partenarial qui pourrait conduire à des modifications réglementaires, fiscales, mais aussi budgétaires. La question de l’octroi de mer se pose… Si on réussit cela, on pourra avoir des objectifs qui soient chiffrés au cours des dix prochaines années et non plus aller à l’aveugle, ce que nous avons vécu ces dernières années avec une collectivité qui navigue à vue.
Ca fait trente ans, voire plus, qu’on a 25 % de chômage…
Le chômage… L’objectif, c’est surtout ça ! Qu’on fasse peuple derrière un projet commun partagé avec l’Etat. Nous sommes et dans la République et dans la Caraïbe, nous sommes des Martiniquais avec notre culture. Ce qui nous manque, ce n’est pas seulement de poursuivre le combat pour la quête de l’identité et de la culture — pour ça, Césaire nous a tracé la voie — maintenant il faut gagner la bataille de nouvelles conquêtes, celles de l’émancipation par rapport à l’économie. Si on se contente que de containers importés dans une économie d’importation massive, ce n’est pas mon schéma. On peut importer mais pas tout bagay ! Si on se contente d’exporter deux produits que je soutiens, le rhum et la banane… Le melon prend aussi une place… Pourquoi les quinze autres produits ne pourraient pas prendre une place aussi ? Si on veut être compétitif, il faut faire de l’agro-transformation avec une zone franche et un port franc, et à l’intérieur, un maximum de jeunes qui veulent faire de l’agro-transformation. Tout cela se négocie en amont, ça se met en œuvre comme un chantier ! Mais pour l’heure, nous n’avons pas de fondations, nous avons quelque chose qui est flottant. Voilà pourquoi, je veux contractualiser. Ce qui veut dire aussi contractualiser avec nous-mêmes, les EPCI, les communes, les syndicats, les patrons, avec le peuple !
Vous pensez que les bases de ce contrat pourraient être visibles dans le premier budget de la collectivité que vous voterez d’ici la fin de l’année ?
Il va falloir se battre pour ce premier budget parce que la situation budgétaire et financière que nous avons trouvée est un petit peu catastrophique mais j’ai bon espoir ! J’ai un rythme de fou ! J’ai fait des dizaines de consultations parce que je voulais absolument que le secteur économique, social et syndical partage cette ambition du développement. Je n’ai pas du tout l’intention de proposer un statut ! Mais en même temps, il faut que nous reprenions la main du développement. A quel moment, on pense de manière différenciée le développement local ? Voilà pourquoi je demande à l’Etat de venir avec nous et vice-versa pour construire le cadre de ce développement local qui manque dans ce pays. Si on gagne ça, on donnera à la Martinique un droit à l’initiative économique qu’a souhaité Césaire.
C’est dans ce sens que vous avez évoqué avec Sébastien Lecornu une route maritime pour désenclaver le nord ?
C’est quand même incroyable que nous soyons entourés d’eau et que nous n’ayons pas de transports maritimes ! Tou patou na pé navigué, nou ka navigué ! C’est beau de le dire, mais comment on traduit ça ? Il faut des quais adaptés, une tarification, une politique publique du transport. Il faut assurer des liaisons rapides avec une énergie qui ne soit pas fossile. Il faut avoir une compensation tarifaire qui n’existe que dans le domaine terrestre. On ne peut pas un coup faire Case-Pilote, un coup Trois-Îlets ! Non, je veux qu’on développe une politique de transport maritime ! Voilà la méthode que j’entends employer pour diversifier les modalités de déplacement, même choser pour développer une plateforme multimodale de déplacement pour les privés, comme le co-voiturage ! A mon avis, on a tous les moyens et surtout l’intelligence sur place pour faire ça.
La Martinique est depuis deux ans l’objet de violence de la part d’une partie de sa population qui exprime une colère, contre le scandale du chlordécone, contre une lecture de l’histoire et même contre les vaccins. Cela vous inquiète-t-il ?
Je l’ai dit au Premier ministre comme je le pense, je n’ai pas l’habitude de mâcher mes mots : Je pense que la France doit développer une politique de la reconnaissance. Il faut qu’elle se renouvelle parce que pour l’instant, elle avait une politique de l’égalité. Tchimbé sa et fèmé bouch’aw ! Mi 40 %, mi ci, mi égalité sociale, mi la CAF ! Cette espèce de condescendance de l’Etat n’est plus possible et admise par qui que ce soit. On sent une espèce d’expression qui peut être interprétée comme du mépris. L’égalité des droits s’applique point trait à la ligne parce que les Martiniquais ont accepté la citoyenneté française. Comment peut-on aller plus loin si on n’a pas une politique de la reconnaissance déclinée au niveau de l’Etat ? C’est super de dire qu’il y a 97 % des surfaces maritimes outre-mer et puis après ? La France est le seul pays où le soleil ne se couche jamais ! C’est quoi ce baratin ? Et la géostratégie ? C’est quoi la politique maritime économique de la France qui profite aux territoires d’Outre-mer ? 80 % de la biodiversité française se trouve dans l’outre-mer. Et puis après ? La France garde son système pharmacologique à partir de laboratoires à Bordeaux ou ailleurs mais pas chez nous ! Avec mon laboratoire de pharmacologie au Lamentin, je suis provocateur, mais mwen ka konstrui ! Avec ce qui se passe, je pense que la revendication sociale, politique, identitaire, c’est un droit. Mais je crois qu’il faut une nouvelle politique de la reconnaissance de l’Etat vis-à-vis de nos pays, à savoir que ces pays sont des richesses et non pas des handicaps et que nous prenions conscience nous-mêmes de ces richesses. Nous ne pouvons nous contenter de revendiquer sans créer. Il faut que la France libère les énergies locales pour que la création soit une réalité. Et quand je parle de politique de reconnaissance, c’est la reconnaissance historique, identitaire, naturelle, océanique, etc… Commence par reconnaître mon identité, tu pourras dire que tu es mon frère. Et à ce moment-là, on construit ensemble. Césaire nous a donné les armes miraculeuses pour faire de cette question identitaire un socle fondamental de notre culture, mais où il faut vraiment gagner sur le terrain de l’aliénation, c’est au plan économique. Il faut sortir de l’assimilationnisme économique. Il faut construire la différenciation sans tomber dans le communautarisme ni le séparatisme.
Propos recueillis par FXG