Roger Toumson et la poésie de la décolonisation
Roger Toumson, intellectuel guadeloupéen
« L'œuvre de Rupaire a été atrophiée par son engagement politique »
Quel est votre rapport à la poésie ?
Mon rapport à la poésie a été caractérisé à l'occasion de rencontres déterminantes, déterminantes comme celles de la personne et de l'œuvre d'Aimé Césaire, celles de Sonny Rupaire, mais aussi d'autres encore… La poésie comme un impératif catégorique, comme la nécessité de comprendre la situation historique et anthropologique dans laquelle nous, Antillais insulaires, nous sommes.
Vous accordez une place particulière à Kateb Yacine et Jean-Marie Serreau, pourquoi ?
Ce sont des figures cardinales dans la mesure où elles ont transité par l'intervention d’Aimé Césaire. Césaire, le poète, le dramaturge a beaucoup travaillé à l'élaboration d'une esthétique et d'une politique de la décolonisation. Il a adapté sa poétique à cette circonstance historique qui était celle de la décolonisation. Jean-Marie Serreau a été le collaborateur et l'inspirateur dramaturgique aussi bien de Kateb Yacine que d’Aimé Césaire. Jean-Marie Serreau a introduit en France la connaissance de Berthold Brecht. Et Roland Barthes, en tant que sémiologue, lui aussi très attentif à l'intervention de Bertolt Brecht, a su voir en lui l’analyse d'un philosophe profondément marqué par le marxisme, par la théorie du sujet et de l'histoire dont il a tant fait pour le renouvellement.
Et quelle place faites-vous à Sonny Rupaire ?
Avec Sonny Rupaire, j'observe que poétique et politique se juxtaposent et finissent par se confondre non sans quelques antithèses, non sans quelques contradictions entre la poétique et le politique. C'est cette même contradiction à laquelle ont dû faire face Kateb Yacine et Aimé Césaire. Dans certains cas, le poétique l'emporte, dans d'autres cas c'est le politique. L'œuvre littéraire de Sonny Rupaire a été d'une certaine manière atrophiée par l'importance majeure qu'il a accordée à son engagement politique.
Est-ce que vous partagez toujours aujourd'hui les convictions de Sonny Rupaire ?
La question de l'actualité ou de l’inactualité des thèses dont s'est réclamées Sonny Rupaire se pose. Je ne peux les reprendre in extenso ; il y a eu une évolution telle que les termes de l'engagement anticolonialiste ne sont plus les mêmes. L'horizon des Caraïbes, l'horizon des Amériques, les horizons du monde obligent à renouveler les clés auxquelles on pensait pouvoir se tenir. La Guadeloupe est un pays truffé de contradictions. Il y a à la fois un certain nombre de traits de modernité et un certain nombre de traits de traditions, d'arriérations, de sous-développement ou de mal développement. C'est par l'élaboration d’un projet historique, d’un projet culturel que sera résolu cette contradiction entre le moderne et l'archaïque. C'est dans cette direction que nous devons nous orienter. Je considère que l'œuvre de Sonny Rupaire nous oblige à réfléchir sur l’inactualité et l'actualité des thèses politiques qu'il a pu défendre, mais le poète est éternel, le poète est dans sa grandeur attaché à la définition de l'universel humain dans les paradigmes éthiques, lexicologiques qui nous laissent entrevoir malgré tous les déboires du monde d'aujourd'hui, la possibilité d'une humanité réconciliée.
Le poète a toujours raison ?
Oui parce que le poète est un inventeur d’un monde, un créateur ! Il porte en lui l'espoir que le monde peut être changé, que le malheur n'est pas totalement fatal. La poésie est un anti-destin, pour reprendre la formule formidable de Malraux ! Que l'homme soit libéré de la pesanteur du destin, de la fatalité, que la liberté puisse s'inventer et le réinventer.
Par-delà les vers et les rimes vous prenez le temps de présenter les notices biographiques de Sonny Rupaire, de Kateb Yacine… Pourquoi ?
J'ai eu un comportement de biographe, d'historien et de reporter. Kateb Yacine me semble avoir été oublié alors que c'est un poète que j'admire infiniment. J’ai été touché de sa proximité avec Aimé Césaire et Édouard Glissant. Une fraternité s'est nouée entre les intellectuels guadeloupéens et martiniquais au moment de la guerre d'Algérie pour aider les Algériens à résoudre la problématique de la colonisation et de la décolonisation, de la même manière que nous nous avons ici à résoudre la question de la décolonisation.
Vous souvenez-vous de vos rencontres avec Sonny Rupaire ?
Je l’ai rencontré à plusieurs reprises à Sainte-Anne parce qu'il a été le disciple du professeur Yvon Leborgne, figure politique éminente en Guadeloupe. J'ai eu la chance de l'écouter déclamant ses poèmes à l'occasion des jeux floraux de 1955, en particulier le poème intitulé « l'œil ». Ce texte qui a été publié dans la revue Esprit m’a immédiatement convaincu que c'était un très grand poète. Plus tard, j'étais assis à côté de Sonny Rupaire au centre des arts quand nous avons écouté ensemble le poète haïtien René Depestre.
Viatique est votre cinquième recueil. Quand avez-vous écrit votre premier poème ?
J’ai écrit très tôt des choses que je n'oserais pas appeler poème parce que c'étaient de petits essais, des petits gribouillis mais je m'y suis pris très tôt aiguillonné par le modèle fourni en Martinique par Aimé Césaire, en Guadeloupe par Sonny Rupaire, Guy Tirolien, le deuxième grand poète du Parnasse guadeloupéen, et Saint John Perse.
Qu'est-ce qui vous pousse à toujours avoir envie d'écrire ?
J’ai l'impression d'être empressé de voir l'inventaire de mes rencontres décisives en littérature, mais aussi de mes rencontres existentielles. Je crois que le moment est venu pour moi d’essayer de comprendre qui je suis, pourquoi j'ai effectué les voyages que j'ai fait et pourquoi j'attends encore d'en effectuer d'autres…
Propos recueillis par FXG