Le non-lieu du chlordécone devant la chambre de l'instruction
Me Alex Ursulet, avocat, conseil de la CTM
« Ni les juges, ni le parquet n’ont diligenté les enquêtes indispensables à la manifestation de la vérité »
L’audience d’appel du non-lieu dans le dossier d’empoisonnement au chlordécone doit se tenir ce lundi 10 juin à la cour d’appel de Paris. L’audience doit se dérouler en présence des avocats de très nombreuses parties civiles. Prévue pour une journée, l’audience risque toutefois d’être ajournée pour des considérations de procédures.
Est-ce que la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris a réellement la possibilité d'annuler le non-lieu prononcé en janvier 2023 ? Est-ce l'enjeu de cette audience ?
Il est généralement admis que l’instruction judiciaire d’une affaire doit être impartiale, cela signifie que les autorités judiciaires doivent être neutres et ne pas être influencées par des préjugés ou des intérêts personnels ou politiques. L’impartialité est essentielle pour s’assurer que les droits fondamentaux des parties impliquées dans l’affaire soient respectés et que la justice soit rendue de façon équitable. Oui, une décision de non-lieu judiciaire peut potentiellement être considérée comme partiale si elle est le résultat d’une influence extérieure inappropriée, d’un manque d’impartialité ou si elle est basée sur des motifs injustes plutôt que sur la preuve et la loi. C’est la fonction et l’honneur de la chambre de l’instruction que d’annuler le non-lieu lorsqu’il s’écarte de l’orthodoxie judiciaire et juridique.
Qualifieriez-vous cette instruction menée pendant près de vingt ans de calamiteuse ?
En tout ! D’abord, on retiendra la lenteur de l’instruction : seize ans ! Tout a été d’une extrême lenteur. Entre la plainte de 2007 et le réquisitoire supplétif, il s’est passé six mois, puis six autres mois pour se désister au profit de la juridiction spécialisée en matière de santé publique. Ce n’est que le 1er février 2013, soit six ans après les plaintes que les juges d’instruction confient aux professeurs Narbonne et Multigner de l’Inserm une expertise avec pour mission de dire s’il existe un lien de causalité établi entre une quelconque pathologie humaine et une exposition au chlordécone, et dans l’affirmative, dire si le lien de causalité était établi entre 1981 et 1993, et entre 1994 et 2013. Six ans après les dépôts de plainte ! Le mieux ou le pire, ce sont les auditions des responsables ! Jean-Pierre Soissons, le ministre qui a prorogé les autorisations, a été entendu le 24 juin 2021, Louis Mermaz, l’autre ministre de l’Agriculture concerné, en juillet 2021, c’est-à-dire quatorze ans après les dépôts de plainte. Le chef de cabinet du ministre est convoqué ; il ne répond pas à sa convocation, on n’insiste pas. On attend encore quinze ans après les plaintes pour ordonner des investigations relatives aux importations et usage illicite de chlordécone. On a attendu huit ans après les plaintes pour ordonner des investigations relatives aux décisions d’homologation. Lesdites investigations ne commenceront qu’en 2018, onze ans après les plaintes ! N’est-ce pas porter atteinte à la mémoire de tous ceux qui sont morts depuis le début de cet empoisonnement ?
À la lecture de l'ordonnance de non-lieu, on se rend compte qu'il y a deux principaux responsables que la justice n'a pas choisi de mettre en examen : l'État, à travers trois ministres de l'Agriculture et les milieux économiques martiniquais dominants, à savoir les békés. Est-ce que l'instruction a été correctement menée à l'égard des deux responsables reconnus comme tels par les juges ?
Ça me rappelle étrangement la façon dont le scandale du sang contaminé a été géré : responsable mais pas coupable.
Lorsque les parties civiles ont commencé à se constituer, la principale préoccupation du parquet a été faire appel de ces constitutions. Le parquet a-t-il une responsabilité dans l'étirement sans fin de cette instruction ?
Le parquet a une énorme responsabilité tout au long de cette affaire. Il a tout fait pour aider les responsables de ce crime, d’abord en demandant le dépaysement de ce dossier. On sait que le procureur de la République reçoit des instructions de la part de sa hiérarchie. Le parquet s’est érigé en avocat de la défense. En page 125 de son réquisitoire, le procureur reconnaissait l’absence de prescription du délit de tromperie en ces termes : « Ces faits et uniquement ces faits constituent la portion congrue de l’ensemble des faits dénoncés par les plaintes avec constitution de partie civile relatives au chlordécone. » Curieusement, cet aveu du parquet qu’il n’y avait pas prescription a bizarrement disparu de l’ordonnance de non lieu... S’agissant tant des archives traitant de la toxicité de la molécule, que des archives qui avaient disparu, prouvant l’implication des représentants d’entreprise lors des décisions administratives également disparues des armoires de l’administration et des services nommément désignés, ni les juges d’instruction, ni le parquet n’ont diligenté les enquêtes indispensables à la manifestation de la vérité. C’est inadmissible !
Entre la première enquête de police en 2007 et la première audition du responsable de l'entreprise Laguarrigue, Yves Hayot, il s'écoule près de dix ans. Comment jugez-vous ce délai, l'expliquez-vous ?
Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ! En Martinique, la loi n’est pas la même pour tous ! C’est une justice à deux vitesses, l’une qui poursuit les exclus, les petits, les sans grade et une qui protège les puissants, une qui fustige les nègres, une autre qui offre des non-lieux aux empoisonneurs békés et, tout ça, au nom du peuple français au nom de qui la justice est rendue. C’est insupportable !
Des éléments nouveaux ont été apportés dans cette affaire par la cellule d'investigation de Radio France après la décision du non-lieu. Ces éléments mettent en cause des conflits d'intérêt au sein de la commission des toxiques et révèlent encore que cette même commission des toxiques avait jugé le chlordécone dangereux pour l'homme dès le début des années 1980. Ces révélations peuvent-elles justifier une réouverture de l'instruction ?
Une cellule de journalistes d’investigation a permis d’établir que ces archives disparues couvrent dix-huit années, entre 1970 et 1988, que ces archives indiquent que la connaissance de la toxicité de la molécule remonte non pas aux années 2000, mais aux années 1970. Les juges d’instruction ont péché dans la méthode et ont rendu un travail partiel et orienté, éloigné des exigences du procès équitable telles qu’elles sont édictées par la Cour de cassation et par la Convention européennes des droits de l’Homme. L’abstention de recherche des commanditaires et des auteurs de la disparition sélective des archives marque l’intention des autorités d’instruction et du parquet de couvrir les malversations et les responsables. Je suis certain que la Cour de cassation sanctionnera ces dysfonctionnements intolérables. Si la Cour européenne est saisie, la France sera sévèrement condamnée pour la façon coupable dont cette affaire judiciaire a été gérée.
Propos recueillis par FA Paris