Boris Cyrulnik et la resilience chez les descendants d'esclaves
Interview Boris Cyrulnik
« La honte est un poison de l’âme »
Le psychiatre, neurologue, éthologue et écrivain, vient animer une conférence dont l’objet est « sortir collectivement d’une situation traumatique comme la rémanence de la traite et de l’esclavage ».
Comment faire passer cette problématique de la résilience quand on n’a pas vécu personnellement le drame de l’esclavage comme vous avez pu vivre, jeune enfant juif, la seconde guerre mondiale ?
Ce qui intéresse les Antillais, c’est la résilience comme modèle pour leur société. Plus précisément, comment les travaux sur la résilience peuvent servir à reprendre un nouveau développement après un immense fracas collectif et individuel comme celui de l’esclavage ? Il va s’agir dans un premier temps de donner une définition de la résilience parce que, même si le concept est bien entré dans la culture, il y a encore des contresens. Les gens voudront entendre une définition claire et connaître les critères du processus résiliant parce que ça permet de dire que l’on peut évaluer tous les stades du processus de résilience.
Dans votre dernier ouvrage, Sauve toi, la vie t’appelle (Odile Jacob), vous écrivez « le déni protecteur installe dans les âmes une bombe à retardement », c’est un peu ce qui s’est passe aux Antilles avec un silence autoentretenu pendant des années…
Le déni… C’est exactement ça. Le schéma pour réfléchir à la résilience, c’est avant, pendant et après. Avant : quelles ont été les empreintes que l’on a reçues ? Du temps de l’esclavage, les familles ont été empêchées ; il ne fallait pas qu’il y ait de famille car cela aurait voulu dire qu’il y avait une culture antillaise et l’esclavage aurait été plus difficile. J’ai lu des choses comme « si on supprime l’esclavage, le prix du sucre va augmenter »… Après l’esclavage, les Antillais, mais c’est vrai pour beaucoup de Sud ou de Nord-Américains, n’ont pas eu les empreintes précoces qui donnent la confiance en soi.
Vous parlez de « déchirure traumatique dans la mémoire insensée qui fige l’image passée et brouille la pensée »…
Comme le fracas de l’esclavage a empêché cette niche sensorielle précoce, le développement des enfants s’est fait brouillé, sans les catégories claires que sont « papa », « maman », la société, la religion. Et les Antillais doutent beaucoup d’eux-mêmes alors que d’autres peuples fracassés comme les Arméniens sont aussi passés par le déni et le silence mais ils ont structuré les familles. Leurs enfants, grâce à la structure familiale, ont pris confiance en eux.
Vous avez aussi écrit : « La volonté des Juifs de ne pas se singulariser a empêche la prise de conscience de la Shoah. » Peut-on appliquer ça aux descendants d’esclave et à la problématique de l’assimilationnisme de la République au XXe siècle ?
On les a empêchés de s’identifier, c’est la politique d’assimilation. Tous les pays qui ont pratiqué cette politique ont admis son échec, au Canada, en Australie, Aux Etats-Unis, en Israël… En voulant assimiler les Antillais, on leur a signifié qu’on ne voulait pas connaître leurs racines, leur culture, leur apport possible à la culture française. Cela a correspondu à une amputation de leurs racines, une amputation de la fierté de leurs origines. Cela a provoqué la honte des origines, donc des conflits intrafamiliaux, donc une souffrance familiale ou sociale. Maintenant, on sait que la seule politique défendable est l’intégration qui propose la fierté de ses origines, ce que commencent seulement à faire les Antillais.
Par rapport à l’approche que chacun a de son histoire, vous proposez une alternative : ruminer ou remanier…
Si on reste prisonnier du passé, c’est le syndrome psycho-traumatique avec la honte de son identité, de sa couleur. Et la honte est un poison de l’âme. C’est ainsi que tous les Amérindiens sont passés par un stade alcool, bagarre, prison. Depuis qu’ils vont à la recherche de leurs origines intentionnellement et culturellement, en quelques années, comme je l’ai vu à Lima, l’image qu’ils se font d’eux-mêmes a été complètement métamorphosée.
Est-ce que la résilience doit être aux Noirs descendants d’esclaves ce que la repentance doit être aux Blancs descendants de maîtres ?
Je ne poserai pas le problème ainsi. Là, il y a un parallèle à faire entre les Juifs et les Allemands. Ou bien on est prisonnier du passé et l’on pose la question comme ça, mais on observe que les Juifs persécutés, comme les descendants d’esclaves avaient honte et pas les jeunes Allemands ni les descendants d’esclavagistes. La phrase que je propose est : « Quand un homme viole une femme, on ne met pas son fils en prison. »
Ni haine, ni pardon ?
Les esclavagistes ont été pris dans un système, une pensée psychosociale malade qui a fait leur fortune, celle des Nantais, des Portugais… Beaucoup de Chrétiens ont fondé leur fortune sur l’esclavage avec ce paradoxe difficile à comprendre que les esclaves avaient une âme et que les Chrétiens n’étaient pas gênés du tout de les priver de liberté et de les exploiter incroyablement.
Alors docteur, la société antillaise peut-elle avoir l’espoir de guérir de ce traumatisme ?
Si on parvient à déclencher un processus de résilience, du type intégration, c’est-à-dire la découverte de ses origines et l’explication de ce qui s’est passé, avec les fiertés, les marronnages, la nouvelle culture, et son apport aux autres, il n’y a ni haine, ni repentance à avoir. Il faut comprendre les mécanismes psychosociaux qui ont permis cet incroyable crime contre l’humanité. D’où la nécessite de la résilience, d’inventer une nouvelle culture. Avec la littérature, la philosophie, le théâtre, la poésie, les Antillais enclenchent déjà ce processus. Ensuite, ce sera par l’économie, le réel des fonctions sociales… Mais ce qui va déclencher la prise de conscience de la résilience, c’est un phénomène culturel.
Le malade n’est donc pas foutu ?!
(Rires…) Non ! Si on est prisonnier du passé, à ce moment-là, on est foutu. On réalise une prophétie auto-réalisatrice, c’est-à-dire qu’on crée, nous-mêmes, Antillais, ce qu’on craint. Alors que si on pense comme les Indiens Mochicas du Pérou, on découvre qu’on a des raisons de fierté, d’espérer. Il faut se mettre au travail. Ça ne va pas tomber du ciel. Les jeunes Allemands qui ne sont pas contents de ce qu’on fait leurs grands-parents font des études d’histoire, d’économie… Je les ai vus à Berlin dans les musées voir les photos d’anthropométrie qui leur disait qu’il y avait une hiérarchie entre les races alors que l’Allemagne était un pays des plus cultivés au monde avec la belle culture germanique. En France aussi, la culture était belle quand est venu le crime de l’esclavage. La littérature antillaise qui est extrêmement riche et belle est probablement l’annonce du début de ce processus. Et le processus culturel permet de poser le problème historique, économique, politique…
Propos recueillis par FXG (agence de presse GHM)
Samedi 10 novembre au campus de Schoelcher (Martinique) à partir de 9 heures
Inscription préalable : tcroles@gmail.com