Inauguration du mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes.
Nantes inaugure son mémorial de l’abolition de l’esclavage
La ville a choisi de créer un lieu de mémoire rappelant son rôle dans la traite négrière. Le mémorial a été inauguré le dimanche 25 mars.
Pour bien saisir la symbolique du lieu, il faut fermer les yeux. Et imaginer que c’est de là, depuis ce quai bordant la Loire à Nantes, que partaient les convois négriers. A écouter le doux ressac du fleuve, à observer le scintillement de l’eau, on peine pourtant à croire que l’ « infâme commerce » a pu prendre naissance ici. D’ailleurs, les Nantais eux-mêmes n’en ont pas toujours eu conscience. « La population nantaise a longtemps souffert d’importants troubles de la mémoire, confirme Marie-Hélène Jouzeau, directrice du patrimoine de la ville. D’ailleurs, même à l’époque, la traite restait invisible à leurs yeux. »
De ce quai de la Fosse, où la ville de Nantes a donc choisi d’installer le mémorial de l’abolition de l’esclavage, rien ne filtrait vraiment. Même au plus fort du commerce triangulaire. Ici, on n’entendait ni les cris des esclaves, ni les claquements de fouet des négriers, ni les pleurs des femmes et des enfants embarqués de force dans les cales des bateaux. Ici, pendant près de deux siècles, on se contentait d’armer les navires en les chargeant de tissus précieux, d’armes et d’alcool, que l’on allait échanger quelques milliers de kilomètres plus loin contre des êtres humains. Une fois l’Atlantique traversé, les esclaves étaient vendus. L’argent récolté servait à acheter café, cacao et sucre qui étaient ensuite vendus à prix d’or dans toute l’Europe. Une organisation parfaitement huilée, orchestrée par les Européens, qui ruina la vie de onze millions d’esclaves déportés d’Afrique vers L’Amérique et les îles des Caraïbes.
C’est d’abord en leur mémoire qu’est né ce mémorial, qui sera inauguré en grande pompe dimanche 25 mars. Mais pas seulement : « ce lieu est aussi un lieu de réflexion. C’est pour cela que nous l’avons voulu sobre et qu’il est ponctué de citations de grands hommes, de penseurs tels qu’Aimé Césaire, Martin Luther King ou Nelson Mandela. C’est une manière d’interpeller les consciences », estime Jean-Marc Ayrault, le maire de Nantes. Et c’est vrai que l’édifice invite à la réflexion. Dès l’entrée, des dalles de verre incrustées dans le sol accueillent le visiteur. Sur chacune d’elles sont gravées trois mentions : le nom, la vocation et la date de départ du bateau. « Saint-Louis, navire négrier, parti de Nantes en 1768. La Négresse, navire négrier, parti de Nantes en 1789. » Des convois comme ceux-ci, Nantes en vit partir 1 714. Mille sept cent quatorze bateaux représentant 450 000 captifs, soit 43 % du total des expéditions négrières françaises.
Plus loin, un vaste escalier mène aux entrailles du mémorial comme on descendrait dans la cale d’un bateau. Là, sur des dizaines de mètres de long, s’alignent des citations de Léolpold Sedar Senghor, Aimé Césaire, Abraham Lincoln ou Bob Marley. Les lignes de Césaire sont terribles : « Nous sommes, écrit-il, le fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de cotons soyeux. » Inscrites sur d’énormes plaques de verre dépoli, les citations plongent le visiteur dans l’histoire millénaire de l’esclavage. L’atmosphère de ce mémorial posé presque au niveau du fleuve est lourde et humide. Les fenêtres découpées dans le béton laissent entrevoir la lumière et l’eau, telles qu’elles devaient parfois être visibles pour les esclaves embarqués dans les cales. L’effet est saisissant.
Reste à voir l’accueil que réservera le public à ce mémorial controversé. Lundi, une fois passée l’effervescence de l’inauguration officielle, les visiteurs partiront à la découverte de ce pan d’histoire ainsi ramené à la vie. En plongeant dans les entrailles du quai de la Fosse, peut-être percevront-ils ce qu’a pu être la douleur de ceux qui furent autrefois déportés pour servir de marchandise. Et qui sont encore aujourd’hui, selon les Nations Unies, près de 27 millions dans le monde.
Samuel Ribot (agence de presse GHM)
Trois questions à Jean-Marc Ayrault, maire PS de Nantes
« Ne pas se contenter de l’indignation »
De quel message le mémorial est-il porteur ?
« Le message c’est celui de la confiance en soi et de la confiance en l’avenir. Or, c’est quelque chose que l’on ne peut pas construire sans connaître son passé. Il ne s’agit pas de chercher des coupables ou de créer des affrontements, mais de faire preuve de lucidité. Et on sait bien que le système du commerce triangulaire était d’abord un système économique, politique et social. Beaucoup de gens ont vécu grâce à cela. L’objectif aujourd’hui, c’est de libérer les esprits, même si c’est douloureux. »
La dimension du projet se limite-t-elle à la dénonciation de la traite négrière ?
« Non. Au-delà de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, il faut aller plus loin. Pour comprendre les mécanismes qui ont mené à cela. A Nantes, nous avons fait ce travail sur nous-mêmes et sur notre propre histoire de façon sereine. Ce qui nous a amené à échanger avec beaucoup de pays, en Afrique, dans les Caraïbes, aux Antilles et en Amérique du Nord.
Mais le mémorial a aussi un autre objectif : il s’agit d’interpeller les consciences sur toutes les formes d’esclavage contemporain. Les Nations Unies dénombrent aujourd’hui 27 millions de personnes qui sont en situation d’esclavage, c’est énorme ! On a même du mal à le croire. Et il y en a 200 millions qui ont en situation de « surexploitation », qu’il s’agisse de prostitution ou de travail des enfants. »
Comment agir face à cette situation ?
« Il ne faut pas se contenter de l’indignation : il faut s’engager. Ce mémorial, c’est aussi un appel à lutter contre toutes les formes de racisme, contre l’exclusion de l’autre à cause de sa différence. C’est enfin un appel à notre vigilance aujourd’hui : nous sommes toujours prompts à rappeler notre attachement à la révolution française, aux déclarations de 1789 et de 1848 mais tout cela il faut le faire vivre. Or, il y a encore trop de racisme trop de discriminations, trop de préjugés dans notre société. Le message est donc celui de la mobilisation et de l’espoir. »
Commerce triangulaire
Aussi appelé « l’infâme trafic », le commerce triangulaire était une organisation particulièrement efficace et un commerce extrêmement lucratif. Les bateaux appareillaient depuis Nantes, Le Havre, Bordeaux ou Saint-Nazaire à destination de l’Afrique. Chargés de Tissus, d’armes à feu ou d’alcool, ils accostaient du côté du Bénin ou du Niger. Une fois l’« échange » fait, les esclaves étaient convoyés jusqu’aux Antilles. Grâce au produit de la vente, les navires repartaient vers la France chargés de café, de coton et de sucre qui allaient ensuite être commercialisés à travers l’Europe. L’opération pouvait alors recommencer, direction l’Afrique…
La traite négrière en chiffres
450 000 : c’est le nombre de « noirs captifs » qui ont été déportés depuis Nantes, soit 43 % des esclaves envoyés par la France aux colonies (1, 46 million d’hommes, de femmes et d’enfants).
1714 : le nombre d’expéditions négrières parties de Nantes entre le XVII° et le XIX° siècle.
202 000 : c’est le nombre d’esclaves acheminés jusqu’aux Antilles. 97 000 en Guadeloupe, 86 000 en Martinique et 19 000 en Guyane.
Les dates marquantes
1802 : Napoléon rétablit la traite et l’esclavage, pourtant abolis en 1794.
1830 : Interdiction de la traite
1848 : un décret daté du 27 avril abolit définitivement l’esclavage en France. Il sera appliqué le 22 mai à la Martinique, le 27 mai à la Guadeloupe, le 10 juin en Guyane, et en décembre à la Réunion.
1865 : Les Etats-Unis promulguent le 13e amendement interdisant l’esclavage.
1888 : Le Bésil abolit l'esclavage
2001 : la loi française du 21 mai reconnaît la traite négrière et l’esclavage comme un crime contre l’humanité.
Signé Wodiczko et Bonder
Le premier (au centre) est professeur d’art et de design, le second (à droite) est architecte (le 1er à gauche sur la photo est Michel Rouleau, le maître d'ouvrage). Le duo s’est spécialisé dans les projets d’art et de design « qui soulèvent des questions ayant trait à la mémoire sociale, à la survie, à la lutte et à l’émancipation, à la guerre et aux traumatismes d’après-guerre, aux génocides… » A leur actif notamment, le projet « 9-11 Memory Place » de Denver (Colorado), qui inclura 15 pièces d’acier géantes provenant des décombres du World Trade Center. Le mémorial nantais, de 6 800 m2, a coûté 6,9 millions d’euros.