Les dix ans d'Air Caraïbes
Air Caraïbes fête ses dix ans en décembre 2010
Entre 1996 et 2000, le Guadeloupéen Eric Koury fédère, sous l’appellation d’Air Guadeloupe, les compagnies Air Martinique, Air Saint-Martin et Air Guadeloupe. En décembre 2000, Jean-Paul Dubreuil, jusqu’alors actionnaire minoritaire, rachète Air Guadeloupe qu'il transforme en Air Caraïbes. La compagnie est aujourd'hui bien ancrée dans le paysage aérien régional et transatlantique. Marc Rochet, 60 ans, vice président d’Open sky et président d’Aérogestion a succédé à Jean-Paul Dubreuil en 2009 aux commandes d’Air Caraïbes après en avoir été, depuis 2002, administrateur et vice-président. Un professionnel réputé à qui Lionel Jospin, Premier ministre, avait proposé — en vain — la présidence d’Air France. Interview.
« Le marché augmentera si les tarifs continuent de baisser »
Quelle a été la philosophie d'Air Caraïbes quand vous vous êtes positionné sur le marché du transatlantique pour créer la confiance ?
Marc Rochet : Les règlements aériens nous prescrivent, pour faire voler nos avions, des manuels d'exploitation (manex) approuvés par l’administration. Nous, on a pris le manex du constructeur Airbus. Il faut aussi que nos pilotes soient formés selon un processus de qualification qui donne une habilitation « TRTO ». Le choix fait en 2003 a été de choisir le TRTO d’Airbus.
Et la maintenance ?
On doit entretenir nos avions selon des protocoles précis. Là, on a fait le choix de confier notre maintenance à SRT Swissair technique qui a un des meilleurs ateliers en Europe. Au niveau humain, on a opté pour un cœur de pilotes qui venaient d’AOM, c’est-à-dire qui avaient déjà quelques milliers d’heures de vol sur Airbus. Enfin, il y a la réactivité. On a un processus de décision qui ne réunit que trois personnes : le patron d’Air Caraïbes Atlantique, Philippe Lenfant, moi et Jean-Paul Dubreuil. Quand on se parle pour prendre une décision, il nous faut 3 secondes et demi.
Vous l’avez expérimenté avec l’histoire des sondes Pitot…
On m’a appelé un matin pour me signaler qu’il y avait eu un problème sur un vol, 90 secondes d’absence de contrôle. Le lendemain, on m’a proposé des options dont celle de changer les sondes Pitot par des sondes Thalès. J’ai appelé Jean-Paul Dubreuil et on a changé toutes les sondes. C’est vrai que c’est plus simple quand on a quatre avions que quand on en a quarante. C’est mécanique…
Que s’est-il passé pendant ces 90 secondes ?
Givrage simultané des trois sondes de l’avion à haute altitude et haute vitesse. Le pilote a perdu tous les référentiels de vitesse aérodynamique. A ce moment-là, les ordinateurs de bord prennent du temps pour réagir, quelques dizaines de secondes, et l’équipage doit affronter une situation où il est comme un automobiliste qui, la nuit, verrait ses phares et son tableau de bord s’éteindre… Ce sont les quelques secondes qui viennent qui sont critiques. Jusqu’à l’accident du vol Rio Paris d’Air France, les pilotes n’étaient pas exercés à cette situation. Désormais c’est obligatoire de les y former.
Jean-Paul Dubreuil a racheté la compagnie à Eric Koury et, très vite a débuté un match judiciaire. La mariée était trop belle, trop chère… Où en est duel entre le groupe Dubreuil et Eric Koury, dix ans après ?
Il y a des histoires de comptes, de valorisation de titres, de concurrence… L’action continue parce que la justice n’est pas forcément véloce et parce qu’il y a eu des procédures compliquées … Pour être franc, c’est quelque chose qui ne se vit pas dans l’entreprise qui a poursuivi sa vie sans M. Koury… L’affaire se déroule dans un autre monde, je sais que c’est toujours en cours, qu’on a marqué des points mais que ce n’est pas terminé. Mais dans la tête des gens, c’est séparé de notre activité et il faut que ça le reste.
Vous avez porté la concurrence sur le transatlantique, vous auriez dû regarder avec le même esprit l’entrée sur le marché régional d’Air Antilles Express…
Sur le principe oui. On ne peut pas dire qu’il faut ouvrir la concurrence et fermer la porte derrière nous. La concurrence est bonne ; elle nous a sérieusement grignoté et nous oblige à réagir plus que ce qu’on a fait jusqu’à présent. Concurrent pour concurrent, que le meilleur gagne ! Maintenant que cette concurrence soit menée par Eric Koury, c’est un autre débat. Et c’est la justice qui le tranchera.
En 2006, Air Caraïbes a été touché par une autre affaire judiciaire impliquant la société de formation Inser. Quelle a été la place d’Air Caraïbes dans cette péripétie ?
Nous ne sommes pas mêlés directement à ce qu’on pourrait appeler une affaire de malversation. On a créé 600 emplois à très forte connotation antillaise et il a fallu former des gens. La France met d’énormes budgets sur la formation. A ce moment-là, la société Inser nous a proposé ses services. De ce que j’en connais, parce que ce n’est pas directement chez nous, il y a eu des abus de ce côté-là. Là encore : que la justice passe et fasse son boulot.
Vous avez atteint 28 % de part de marché sur les Antilles, 31 % sur la Guyane cette année et forcément, la concurrence s’est réveillée. Air France avec son plan Domino, Corsairfly avec son plan Take off…
Air France s’est considérablement amélioré en modernisant sa flotte avec ses triples 7 neufs. Corsair est un peu empêtré dans son histoire et a décidé de moderniser la moitié de sa flotte. Bonne chance à Corsair ! Mais pour les deux trois ans à venir, on va plutôt rechercher la consolidation de nos parts de marché, tout en augmentant chacun nos volumes.
Vous avez déjà des plans ?
En novembre 2011 on remplace le dernier A 330-200, qui a douze ans, par un A 330-400 neuf. Fin 2011, on modernise notre classe avant. En 2017, ce sera l’Airbus A 350… Economie de carburant, confort, silence, fiabilité encore plus élevée et grosse cabine… Avec les versions qu’on envisage de mettre en ligne, ce sera 460 passagers. Nous croyons en la croissance du marché et il augmentera si les tarifs continuent de baisser.
En 2003, un aller simple Antilles Paris était estimé à 480 € hors taxes, le même passage coûte 162 € en 2010. Ca peut encore baisser ?
Hors pétrole, ça continuera de baisser mais attention, les références que vous donnez sont les prix les plus bas du marché.
Il y a de bons tarifs entre 400 et 450 €, peut-on espérer trouver d’ici deux ans, par exemple, des billets à 350 € ?
Bien sûr. Sauf si le pétrole augmente trop… Le pétrole, c’est 20 à 25 % du prix du billet. Et les taxes, 12 à 14 %.
Pensez-vous qu’on puisse atteindre 2 millions de passagers ?
Prendre des taux de croissance supérieurs à 5 % par an par la stimulation tarifaire, c’est possible. J’y crois beaucoup car les bonnes années, on atteint 6 ou 7 %. En 2010, après les deux chocs qu’on a vécus, la crise antillaise et la crise mondiale, on espère 3 % de croissance.
Un développement avec l’A 380 est-il dans vos objectifs ?
Le problème de ces avions sur nos destinations est qu’il faut les faire voler toute l’année. Nos Airbus volent 5 200 heures par an, c’est considérable. Si on met un A 380, il faut qu’il vole aussi 5 000 heures pour être rentable. Le problème qui se pose est l’adéquation avec une telle capacité et la saisonnalité du trafic. Je n’aurai pas de problème à l’utiliser du 15 décembre au 15 mars, et du 25 juin au 10 juillet… J’en fais quoi en dehors de ça ?
Le partager avec Air Austral ?
Même avec deux réseaux, ce n’est peut-être pas suffisant. Nous n’avons pas initié de démarche dans ce sens, mais on surveille ce que fait Air Austral…
Et Gérard Ethève, le patron d’Air Austral annonce clairement un partenariat avec vous…
On n’en est pas là. C’est une projection dans l’avenir de ce qu’ils pensent, eux.
Propos recueillis par FXG (agence de presse GHM)
Air Caraïbes en six dates
Décembre 2000 : naissance d’Air Caraïbes
24 mars 2001 : un Twin Otter s'écrase à Saint-Barthélemy causant la mort de 20 personnes.
12 décembre 2003 : 1er vol commercial de l’Airbus A330-200.
15 décembre 2008 : Vol inaugural de la ligne Paris Cayenne avec un nouvel Airbus A330-300.
2 septembre 2009 : Marc Rochet remplace Jean-Paul Dubreuil
12 décembre 2009 : Vol inaugural des lignes Paris-Saint-Martin et Paris-Port-au-Prince (photo ci-dessus)
LA PHRASE
« On ne passe pas du stade de lolo à celui d'hypermarché sans remise en question. C'est une vraie révolution. Et cette révolution, nous l'avons réussie, avec, dans sa grande majorité, le même personnel. »
Serge Tzygalnitsky, directeur général d'air Caraïbes
Venu d'Air France, Serge Tzygalnitsky a succédé au premier directeur général de la compagnie, Philippe Chevallier, en 2003. Il revient sur l'histoire de cette réussite.
« Une aventure exceptionnelle »
On est en 2003. Air Caraïbes existe depuis 3 ans et dessert le réseau régional. D'où vient cette idée de s'attaquer à la desserte transatlantique ?
Cette année-là, nous nous sommes retrouvés en concurrence sur le réseau régional avec Air Antilles. Sauf à décider de végéter, il fallait rebondir, en ayant une nouvelle ambition. C'est également à cette époque qu'est intervenue la faillite d'Air Liberté. Notre actionnaire principal, le groupe Dubreuil, s'est donc posé la question du transatlantique. Il fallait un vrai courage, d'abord, parce qu'il faut de gros capitaux — trois mois d'exploitation, soit 15 millions d'euros — ensuite, parce que ça va très vite d'échouer dans le transatlantique.
Pourquoi, « vite » ?
Le coût de fonctionnement d'un aller-retour Antilles/Paris est de 150 000 euros. 300 000 euros pour les deux vols quotidiens, Guadeloupe et Martinique. Sur un an, ça représente un coût de 109 millions d'euros. Si vous vous trompez et que vous plongez de seulement 10 %, c'est 10 millions d'euros que vous perdez… Le groupe Dubreuil a pris le risque, en recapitalisant et en s'associant avec des professionnels, dont Marc Rocher, qui est aujourd'hui notre président. C'est à cette époque que j'ai rejoint la compagnie. Et le premier vol transatlantique a eu lieu le 12 décembre 2003.
Alors que nombre de compagnies avaient échoué, pour vous, la mayonnaise a pris. Comment l'expliquez-vous ?
C'est vrai que l'alchimie s'est créée… Cette réussite est liée à la conjonction de plusieurs éléments : les capitaux de départ, le professionnalisme des acteurs, la définition d'un bon produit — basé sur des avions neufs, alors que ceux de la concurrence avaient, à l'époque, plus de 15 ans — et le choix d'implanter le siège en Guadeloupe.
Un siège aux Antilles, ça change vraiment quelque chose ?
Oui. L'ancrage local nous a donné une vision totalement différente et nous a permis de faire émerger un sentiment d'appartenance.
Rien d'autre ? Pas de petit coup de pouce du destin ?
Si. La chance fait partie de tous les projets, et elle sourit aux audacieux. Nous avons eu de la chance à deux reprises, à l'époque de notre lancement. D'abord, nous nous sommes équipés de biréacteurs, alors que la concurrence avait des 747. Des biréacteurs, parce qu'il n'y avait, à ce moment-là, que ça de disponible sur le marché. Or, en 2004, il y a eu une augmentation du carburant très importante. Avec une consommation de kérosène inférieure de 15 % aux quadriréacteurs, nos avions nous ont permis de réaliser des économies. Ensuite, toujours en 2004, l'un de nos concurrents a vécu une série de problèmes techniques qui ont entraîné des retards conséquents. Nous avons récupéré une partie de sa clientèle. Si bien qu'au bout de 6 mois — et non pas deux ans comme nous l'avions prévu — nous étions rentables sur le transatlantique.
Malgré la concurrence ?
Les compagnies concurrentes n'ont pas ménagé leurs efforts pour nous casser. En quelques mois, les tarifs ont baissé de 20 %. Mais comme cette guerre commerciale coïncidait avec la hausse du carburant, et que nos avions étaient les plus économes, ce jeu-là n'a pas duré.
Au fil des ans, vous avez consolidé votre position…
Progressivement, il s'est passé quelque chose, qui a changé le regard que tout le monde portait sur le transport aérien régional. A force de voir passer des compagnies et d'assister à leur faillite, il était ancré dans l'esprit commun qu'il y avait une compagnie qui allait rester, qui était la référence, et qu'on allait voir, de façon fugitive, des concurrents qui allaient s'installer un temps, puis disparaître. Des compagnies un peu folkloriques, quoi… Dix ans après notre lancement, la vision que les gens ont de l'aérien est totalement différente. On ne se pose plus la question de notre pérennité. Aujourd'hui, nous sommes un non-événement dans le paysage aérien caribéen. Notre présence n'est plus exceptionnelle, mais parfaitement naturelle. Nous sommes non seulement une alternative, mais parfois, de plus en plus souvent, un choix fait sciemment par les leaders d'opinion. Un choix qu'ils revendiquent haut et fort. Je considère cette aventure comme exceptionnelle.
À court terme, quelles sont les perspectives ?
2011 sera une nouvelle période de stabilisation. Les événements sociaux de 2009 ont eu un impact fort sur notre activité. L'image de la destination a été très dégradée, et il faut plus de deux ans pour la reconstruire, surtout auprès des tours opérateurs. Par ailleurs, ce conflit a provoqué ici une crise économique, et les familles ont moins voyagé. Face à cette situation, on a songé à se diversifier. Nous avons donc ouvert, en décembre 2009, l'axe Saint-Martin/Haïti. Mais vous savez ce qui est advenu en Haïti. Entre le séisme, les cyclones, l'épidémie… Nous sommes dans une phase d'interrogation sur cette desserte…
Propos recueillis par Marc Armor (France-Antilles Guadeloupe)Marc Rochet et Serge Tzygalnitsky au dernier salon Top Résa en septembre 2010 à Paris (photo : FXG)
Des résultats nets positifs
CA 2009 : 251 millions €, résultat net positif estimé entre 5 et 10 millions € (« On parle en millions d’euros avec un S à million », admet le président Rochet).
CA 2010 : 285 millions €, résultat positif net, mais en baisse.
Un personnel majoritairement antillais
À bord des avions d'Air Caraïbe, le personnel naviguant commercial — hôtesses et stewards — est très majoritairement antillais. Pourtant, ce challenge n'avait rien d'évident au départ, puisque ce métier suppose l'obtention d'un certificat de sécurité sauvetage, qui ne s'obtient qu'à l'issue d'une formation de 6 mois dispensée uniquement en métropole. « L'idée, originale, est à porter au crédit de Philippe Chevallier, mon prédécesseur à la tête de la compagnie, explique Serge Tzygalnitsky. Il a eu l'idée de renverser le processus : au lieu de laisser les jeunes Antillais partir, avec tous les aléas que ça suppose, pour suivre cette formation, il a fait venir la formation ici. Les jeunes ont été formés et embauchés en Guadeloupe, du moins pour ceux qui avaient réussi. Nous avons donc eu des personnels antillais à bord de nos avions, et nos passagers se sont retrouvés avec des hôtesses et stewards de leur famille. » Dans le même esprit, certains des pilotes de la compagnie régionale ont pu faire un bond professionnel énorme : Air Caraïbe a désormais 10 pilotes d'Airbus antillais, dont le fils de la ministre de l'Outre-mer, Marie-Luce Penchard.
Paris-Tahiti via les Antilles
Interrogé sur la possibilité d’éviter les Etats-Unis pour rallier Paris à Papeete, Marc Rochet a expliqué que les Antilles n’étaient la route idéale. En revanche, il a raconté qu’un tel trajet a été régulièrement effectué entre 1966 et 1995 par un transporteur KC 135. Le pilote partait de l’aéroport militaire d’Evreux, faisait une escale sécurisée à Pointe-à-Pitre avant de redécoller pour Mururoa, chargé de la bombe atomique française.
Le prix de base estimé d’Air Sarko one
Un A 330 coûte environ 100 millions US$, prix catalogue. Au bout de 22 ans et demi, il ne vaut plus rien. Un A 330-200 âgé de dix ou douze ne vaut plus que la moitié, soit 50 millions US$. Ce serait donc logiquement le prix d’achat de l’Airbus A 330-200 (celui qui a servi pour inaugurer la première transat d'Air Caraïbes, le 12 décembre 2003) que la présidence de la République a acheté à Air Caraïbes. Hors équipements, bien sûr.
Jean-Paul Dubreuil, fondateur et président du conseil de surveillance d'Air Caraïbes, dans le cockpit de l'aArbus A 330-400, en vol pour Cayenne, le 12 décembre 2008.