Témoignage de Wilfried Teinturier, victime d'une bombe en 1985
Guadeloupe, les années bombes.
Une victime parle
Dans l'ouvrage (In)dépendance créole (Jasor 2007), nous avons relaté les événements des années 1980 lorsqu'une partie de la mouvance séparatiste guadeloupéenne a fait usage de la violence pour faire entendre sa revendication. Dans la nuit du 10 mars 1985, une bombe explosait à la marina de Pointe-à-Pitre, faisant une victime, un cuisinier, qui a perdu une jambe. 25 ans après, cet homme a écrit à l'ancien directeur de la publication de Guadeloupe 2000, ennemi acharné des indépendantistes, Edouard Boulogne, pour lui livrer son témoignage. (http://www.lescrutateur.com/article-guadeloupe-annees-1980-les-annees-de-plomb-la-detresse-de-wilfried-teinturier-54372988.html).
Voici mon témoignage….une injustice….
Je m’appelle Wilfrid Teinturier je suis né au Havre (Seine maritime) le O8/07/ 1959. J’ai appris le métier de cuisinier au Havre et obtenu mon certif
icat professionnel en 1977. Fier de ce diplôme il m’a été confié à plusieurs reprises un poste de cuisinier dans des restaurants de stations de sports d’hiver (Megève, Morzine). Les intersaisons je travaillais à Paris dans des restaurants gastronomiques, métro boulot, pas dodo. Las de cette vie trépidante, en septembre 1979, je décide de casser ma tirelire pour partir m’installer aux Antilles en Guadeloupe. Je découvre alors ce qui pour moi représente un paradis, je viens d’avoir 19 ans et je vais vivre ici au soleil avec la mer bleu émeraude! C’est tout simplement incroyable, magnifique, extraordinaire. Il me reste à l’époque 300 FR français, le billet retour et le challenge de repartir à zéro et en vélo…
Les six premiers mois de travail ont été très difficiles, pas payé ou presque, j’étais déçu, je donnais toute mon expérience à des patrons qui n’étaient pas sérieux. Je décide alors de prendre un mois de congé et de rentrer en métropole. Pendant ces vacances un peu forcées, à trois jours de partir, un ami me présente à un couple de restaurateur qui recherchaient vainement un bon chef de cuisine pour leur magnifique restaurant à qui ils donneraient carte blanche pour s’occuper des achats, de la carte et également du personnel. En plus je fixais mon salaire, plus un intéressement au chiffre d’affaire! Je les ai regardé dans les yeux tous les deux, ils ne me mentaient pas, ils étaient sérieux, j’ai déchiré mon billet retour devant eux, tapé dans leurs mains et nous avons vécu une magnifique complicité. Le restaurant est passé de 30 couverts par jour à 150 /180 couverts gastro, le tout dans une super ambiance de travail. Notre collaboration a duré 4 ans. Ensuite avec un ami, j'ai créé mon propre restaurant le 01/08/ 1984
Sur un concept de salades, galettes de Sarrazin, crêpes sucrées et super dessert, ouvert tous les soirs sur une belle terrasse tout en bois, nous avons réalisé tous les travaux et la décoration. Résultat 180 couverts dès le premier soir! De la folie, une joie immense! Succès dû au sérieux, à la qualité des plats, du service et de l’ambiance, une belle alchimie, le top! Le Gargantua était devenu le lieu, l’endroit en Guadeloupe de rencontres et de fêtes. Nous avons ensuite ouvert pour le service du midi également, planté un grill sur la terrasse pour travailler devant les clients, langoustes, poissons et choix de viande grillée sont venus se rajouter à la carte et là nous avons en quelques mois explosé le chiffre d’affaires, je réalisais l’objectif souhaité; celui de créer ma propre affaire pour mes 25 ans et avec la réussite du resto d’autres projets pointaient leur nez. En d’autres termes, un bel avenir car tout nous souriait, la belle vie….Trop belle cette vie! Ma vie …
Il était 23 heures, le 10/03/1985, après un service de folie j’ai ressenti une drôle de sensation, une inquiétude, un malaise quelque chose de bizarre …alors que j’allais comme chaque soir vérifier et fermer les grosses bouteilles de gaz situées à l’extérieur du restaurant, je vois un paquet qui ressemblait à un petit sac en cuir au pied de celles-ci. Une main sur le détendeur de la bouteille de gaz, avec le bout de mon pied droit je touche ce truc ….
Une déflagration, une explosion! Je viens de déclencher un engin de mort, je suis projeté avec une violence incroyable contre le rideau de fer du voisin, puis je retombe à terre. Pendant ces quelques secondes interminables, ma vie à basculé !je ne le sais pas encore mais je viens de perdre ma jambe gauche, la vision de l’œil gauche et l’audition de mon oreille gauche et je suis couvert de plaies sur tout mon corps. Il y a une odeur de poudre brûlée mêlée au sang que je perds à toute vitesse! Pendant quelques minutes j’ai comme disjoncté, je ne sens plus rien, je suis dans du coton, plus de chaussures, de pantalon, de chemise…Eric, un ami, me rassure comme il peut. Je n’arrive pas à me relever, je tombe et retombe par terre à chaque fois que j’essaie de me relever. Il me demande de me calmer, il essaie de me rassurer, « t’inquiète pas, t’inquiète pas », j’entends quelqu’un dire « quelle horreur c’est pas possible! » Philippe mon copain d’enfance crie: « poussez vous, écartez vous! ». Ils me font un garrot à la cuisse. Apparemment je perds beaucoup de sang, tout va très vite, je suis transporté aux urgences à l'hòpital, il est minuit trente. Les infirmiers me tournent dans tous les sens pour faire les radios, me coupent ce qui me reste de vêtements, je dis à une infirmière en blaguant que le slip qu'elle est en train de couper est tout neuf je venais de l'acheter, j’ai froid, très froid, je suis gelé, je rentre en salle d’opération, ils m’endorment, je ne me réveillerai plus jamais comme avant!
Aujourd’hui je survis à Genève et 25 ans après, j’ai du mal à vivre avec cette injustice. De plus, mon attentat n'a jamais été revendiqué donc jamais reconnu et jamais indemnisé en tant qu’attentat. Il a été reconnu comme un accident du travail, oui un accident du travail!… quelques minutes avant je jouais à cache-cache avec les enfants de mon ancien patron dans les couloirs autour de mon restaurant, si un de ses enfants avait ramassé ce maudit paquet… !.Aurait il été considéré comme un accident du travail ? 25 ans après j’ai toujours un sentiment d’injustice et de lâcheté de la part des poseurs de bombe mais également de la part de l’etat français qui était en place à l’époque et qui n’a pas pris ses responsabilités.
Chaque année et maintenant 2 fois par an, on me demande de prouver que je suis bien vivant pour pouvoir toucher cette malheureuse indemnité de 1160 euros par mois qui ma été allouée et qui ne me permet pas de vivre correctement ici à Genève. Jamais au grand jamais, quelqu’un ou un service d’état français ou suisse ne s’est inquiété de savoir si je vivais bien ma vie ou si j’avais besoin d’aide…Bien au contraire, il y a environ 3 ans, j’ai sollicité d’être vu et entendu par le service de l'AI suisse afin qu’il m’aide à trouver un emploi réservé aux handicapés. Je ne leur ai jamais demandé même 1 centime d’euros, juste une aide au placement, ils m’ont convoqué et m'ont tout simplement dit que pour eux, au vu des expertises et des éléments français que je leur ai fourni, je n’étais pas considéré comme handicapé…. ils ne pouvaient rien faire pour moi.
Par contre, la rente « adulte handicapé » française que je perçois chaque mois en France pour cet attentat jamais reconnu comme tel, l’état suisse VEUX bien me la taxer!
Y a-t-il deux poids, deux mesures ? Pas de reconnaissance comme travailleur handicapé en suisse mais imposition Suisse sur ma rente Française, je suis vraiment révolté, outré!
En effet je vis là une double injustice, d'abord, cet attentat, car c’est bien suite à un attentat, un acte de guerre que je suis handicapé, je ne tenais pas une armurie que je sache… ! Je ne maniais pas non plus des explosifs! J’avais créé à 25 ans en Guadeloupe, à la sueur de mon front, avec courage et détermination, un restaurant, un beau restaurant qui fonctionnait merveilleusement bien!
La deuxième injustice est que l’Etat Suisse, à cause de cette non reconnaissance par la France de cet attentat, acte de guerre, veut m’imposer sur ma petite rente française qui, au risque de me répéter , n'est pas imposable en France, mais qui me permet avec mon petit salaire suisse de survivre difficilement dans ce pays des droits de l’homme, sans avoir de dettes pour l’instant……Je n’ai jamais, non jamais baissé les bras, je suis un homme avec des valeurs qui m’ont été données par mes parents, arrières parents, si vous croyez que vous allez me faire tomber jusqu'à me clochardiser, vous ne savez de quoi je suis capable……
J’ai 51 ans, j’ai trouvé un job, un petit travail de 3 heures par jour depuis maintenant 3 ans, comme responsable de la cantine scolaire d’Aire la Ville. Je m’occupe et anime un groupe de 50 enfants entre 4 et 11 ans avec 3 autres personnes. J’aime ce travail, mais mon handicap ne me permet pas, ou alors…. difficilement à cause de la station debout, d’en faire plus pour gagner plus! Ce travail m’est rémunéré 1500fr.- suisse sur 12 mois. Alors à vos calculettes, qui doit quoi? Et à qui?…. !!!!!!!
Wilfried Teinturier