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Publié par fxg

L'exploitation de films aux Antilles Guyane

"Il a déjà tes yeux" : Les coulisses d'un bras de fer

Après d'âpres discussions, un accord a été trouvé entre le producteur de Lucien Jean-Baptiste et le circuit Elizé aux Antilles.

Trois semaines après sa sortie nationale, le film flirte avec le million d'entrées.

"Les projectionnistes était tout content de télécharger "Il a déjà tes yeux" en pensant avoir la KDM* dans peu de temps", raconte Marie-Claude Pernelle, responsable du réseau Cinediles**, qui l'avait mis à l'affiche de la médiathèque du Moule le week-end suivant sa sortie nationale. "On avait déjà une queue énorme le samedi soir et on se fait descendre en flèche…"

En expliquant dans les colonnes de France-Antilles les raisons de cette déprogrammation et de son désaccord avec le circuit Elizé, Lucien Jean-Baptiste et son producteur ont décidé de porter haut et fort tout à la fois "l'égalité réelle" et "la lutte kont la pwofitasyon" ! "Fabienne Elizé, regrette Maxime Delauney de Nolita cinéma, dit qu’elle a toujours donné le nombre des entrées dans ses salles, mais personne n'en a jamais rien su et elle refuse de s’engager à le communiquer contractuellement lorsque nous le demandons." Lucien Jean-Baptiste n'a pas apprécié qu'elle esquive cette question à chaque sortie pour avancer que ses films n'auraient pas marché. "Un salarié de Filmdis, raconte-t-il, m’a un jour transmis de manière officieuse les chiffres d’exploitation de "30 degrés couleurs", mon second film. Il s’agissait de chiffres sur trois semaines seulement et en Martinique uniquement… Le film était déjà amorti ! Elle en fait une affaire personnelle contre moi, mais il y a des gens qui se battent depuis des années comme Guy Deslauriers… "

Pourtant le CNC contraint depuis le 1er janvier 2016 les exploitants à payer la taxe sur la billetterie (TSA), ce qui oblige le groupe Elizé et sa filiale Filmdis à mettre en place un système clair de comptabilisation des entrées, sur lequel la TSA sera appliquée. "Nous avons dû nous battre pour instaurer la TSA, explique Marie-Claude Pernelle, car nous ne pouvions bénéficier de l'aide à la rénovation des salles." Au Moule, elle est la première salle à l'avoir instaurée depuis un an quand et les autres salles du réseau Cinédiles sont en train de s'équiper en billetterie informatisée. Filmdis qui a dû s'y plier, mais sans pour autant avoir installé le logiciel, se justifie avec les normes anticycloniques et antisismiques dont il a dû équiper ses salles. "Si ces normes sont si lourdes, ce que je conçois, déclare Maxime Delaunay, j’imagine que le groupe Elizé a su obtenir des aides de l'Etat, du CNC et des collectivités pour en équiper ses salles… En tout cas les exploitants indépendants n’ont pas eu ce genre de souci."

Un système monopolistique et de vente à l'étranger

Jusqu’alors Filmdis verse un à-valoir (sous forme de minimum garanti) au vendeur du film et ne fait  remonter aucune recette vers les ayant-droits (producteur, réalisateur). Pour casser ce système archaïque, Nolit cinéma a proposé de partager les recettes à 50% entre l’exploitant et le distributeur dès le premier billet vendu et de renoncer à son à-valoir. Après plusieurs mois de négociations, Filmdis a proposé un partage des recettes à 65-35. "Les exploitants antillais indépendants, oppose le producteur, pratiquent un taux de 50%." En comparaison, les exploitants métropolitains pratiquement une base de 42% environ. "Ajoutez à cela qu'elle nous impose 20 000€ de frais de marketing et publicité sur nos 35% alors que la promo du film est déjà faite et que nous avons appris, en plus, qu'elle refacturait l’affichage aux exploitants indépendants. "Ces 35% qu'elles nous concèdent sont répartis entre le distributeur antillais, Filmdis, et le vendeur à l'export, TF1 International, qui rétribuent ensuite la production. Si on considère qu'Elizé détient une bonne partie du parc exploitants des Antilles (le Madiana et le Rex) et qu’elle est seule distributrice (Filmdis), elle garantit à son groupe 79% des recettes du film de Lucien Jean-Baptiste aux Antilles. C’est beaucoup, non ?"

Christophe Tardieu, directeur général délégué du CNC, assure Nolita cinéma de son soutien : "Un nouveau pas vers la rationalisation du secteur sur les territoires ultramarins est déjà engagé avec un système de soutien à la production et à la diffusion des oeuvres." Pour autant la question reste la projection du film aux Antilles-Guyane. "Ce film doit être accessible à tous ici, dans l'Hexagone comme en Afrique où le partage des recettes est aussi à 50/50. Il est déjà sorti dans 3 pays et tout s’y passe merveilleusement bien", conclut Maxime Delauney.

Lucien Jean-Baptiste s'est remis au travail et prépare déjà "La deuxième étoile".

Mardi 07 février, Maxime Delauney, le producteur, nous faisait savoir : "Elizé vient d'accéder à nos demandes. Le film va pouvoir sortir. Sûrement ce week-end." Il ajoutait : "Je crois qu'on a fait un grand bon pour l'exploitation des films aux Antilles."

FXG, à Paris

*Key delivery message (KDM), message électronique dans lequel le distributeur fait parvenir à un exploitant la clé qui va lui permettre d’exploiter le fichier encrypté du film.

** Le réseau Cinédiles exploite en Guadeloupe les salles municipales du Moule, du Lamentin, Capesterre-Belle-Eau et Gourbeyre ainsi que le cinéma itinérant Ciné Woulé.

Les alternatives au réseau Elizé

Si le Groupe Elizé maintient sa position, Nolita Cinéma changera sa caméra d'épaule. L'alternative est de transmettre le film directement aux exploitants indépendants ou d’attendre l’ouverture du multiplexe des Abymes (au second semestre 2017). Celui-ci n'appartient pas à Filmdis mais au groupe Caribean Cinema (et son associé en Guadeloupe, André Saada) qui a 53 multiplexes dans la Caraïbe. Filmdis a tout fait pour que ce multiplexe ne soit pas construit, mais Caribean Cinema a gagné après recours auprès du CNC et du Conseil d’Etat. En Martinique, il n’y a que le complexe de Madiana (Filmdis). André Saada a construit le multiplexe de Guyane qu'il a mis en location à Filmdis, mais il est actuellement en difficulté avec ces derniers dont il conteste la gestion. Reste donc le réseau art et essai Cinediles qui pratique le partage des recettes à 50-50.
Un rapport de mission sur le cinéma outre-mer

En novembre 2013, une mission interministérielle d'expertise sur l'extension aux départements d'outre-mer des dispositifs de soutien au cinéma du CNC concluait à nécessité d'appliquer la taxe sur l'audiovisuel outre-mer.
"Le code du cinéma et de l’image animée n’a jamais été appliqué dans les DOM et la taxe sur les prix des entrées dans les salles de cinéma (TSA) en faveur du CNC, qui conditionne l’octroi de subventions au profit du développement du cinéma n’y est plus perçue depuis cinquante ans." La mission posait ainsi le décor. Son envers, c'est 3,5 millions d’entrées par an. "Cette exonération de TSA, loin d’être un avantage, doit plutôt être considérée comme la cause d’une réelle dégradation de l’offre cinématographique dans les DOM."
Le CNC ne finance donc pas de films antillais, ni la numérisation des salles de ces départements.
La mission recommandait l’instauration de la TSA pour "l'égalité d’accès aux dispositifs mis en place par le CNC en faveur du développement du cinéma dans les DOM".
La mission concluait : "Les créateurs, les professionnels, mais bien sûr, aussi et avant tout les spectateurs ultramarins doivent pouvoir bénéficier du soutien de l'Etat au cinéma dans des conditions comparables à ceux de métropole."

Lucien Jean-Baptiste, réalisateur : "N'importe qui peut savoir combien de spectateurs sont allés voir mon film dans n'importe quelles salles de cinéma en France ! je ne comprend pas pourquoi je ne peux pas savoir combien sont allés le voir en Guyane, en Martinique (où je suis né) ou en Guadeloupe ! Quand on dit que "Les Ch'tis" on fait 20 millions d'entrées et bien mes chers compatriotes, vous ne comptez pas dans ce chiffres ! Est-ce normal ? Alors imaginez la tête d'un producteur si un jeune Antillo-guyanais vient lui proposer un scenario !"

Interview. Guy Deslauriers, réalisateur

"Il est possible de faire sans le circuit Elizé"

Quel regard portez-vous sur le bras de fer qui oppose le circuit Elizé au producteur de Lucien Jean-Baptiste ?

J'ai vécu le même bras de fer en  2003/2004 avec la sortie de "Biguine", mon troisième long-métrage. Mon premier film avait été produit par une société parisienne qui avait traité avec Max Elizé. Ce n'était pas encore ses enfants, Fabienne et Jean-Max, qui étaient aux affaires. Tout en étant en situation de monopole, Max Elizé jouait le jeu et soutenait les cinéastes de manière conséquente; il les accompagnait, essayait de compenser cette situation de monopole dont il avait conscience. Il considérait que ça lui donnait un minimum de devoirs envers les réalisateurs et les producteurs. Un monsieur d’une grande classe finalement….

Ils affirment que leurs coûts sont élevés...

Madiana a été financé à plus de 70 % par des fonds publics ! Les descendants Elizé, propriétaires et gestionnaires de ce multiplexe auraient pu considérer, même s’ils ne sont pas sur la même position que  celle de leur père, que cela aurait du, à eux aussi, imposer   un minimum d’exigence vis-à-vis des créateurs et des Martiniquais. L'aberration de ce dossier c'est que les pouvoirs publics ont injecté énormément d'argent dans ce  complexe cinématographique sans exiger de contreparties.

Comment avez-vous pu sortir vos films ?

Chaque film a fait l'objet, plus que d'âpres discussions, de grandes tensions et presque de débuts de procédures. Nous avons signé un contrat pour la sortie de "Biguine", vite fait, en deux minutes, sur un coin de table sale, dans le hall d’entrée à Madiana, avec un forfait à 10 000 euros que nous avons fini par  accepter après un an de discussion. Fabienne Elizé ne croyait pas au film, et nous avait dit après l’avoir vu en salle de montage que s’il atteignait les 3000 spectateurs, ce serait grâce aux projections scolaires et encore, elle considérait le film comme n’ayant aucun potentiel commercial…   Le film a très bien marché et nous avons  dénoncé le contrat signé. Nous avons  demandé à Filmdis de nous reverser une partie des recettes. Les discussions ont été tendues; La société a accepté un deuxième versement qui ne nous satisfaisait pas. Nous avons saisi la Direction Régionale de la Concurrence puis  la Direction Nationale... Au bout de plusieurs mois, un accord a été trouvé avec un nouveau reversement de recettes et le circuit Elizé a accepté le principe du partage des recettes à 50 %.

Et vous avez déchanté...

En réalité, la société Filmdis à laquelle vous confiez votre film, le met à disposition de Madiana, autre société du groupe Elizé, qui ponctionne 65 % des recettes générées par les entrées en salle. Les 50 % que vous reverse Filmdis sont alors calculés  sur les 35 % restant  moins les frais d'éditions...  Pour la sortie d'"Aliker", j'ai estimé que l’on ne pouvait accepter cela. Fabienne Elizé avec qui nous en avons parlé,  au festival de Cannes en 2006, a accepté de limiter la ponction de Madiana à 50 % au lieu de 65 %. Cependant, à la sortie du film, et à la réception des relevés de recettes (invérifiables) qu’à bien voulu nous transmettre Filmdis, nous nous sommes  rendus compte que la ponction était restée la même (à 65 %). Face à ce constat, nos nombreuses réclamations sont restées sans effet, madame Elizé nous renvoyant vers son directeur, Daniel Robin et ce dernier nous répondant qu’il n’avait pas d’instructions de madame Elizé  afin de rectifier les montants de recettes dus. Ca a été ma dernière expérience avec Filmdis.

Cela vous a choqué ?

Cela ne me choque pas que le circuit Elizé achète des blockbusters à  forfait à Cannes et fasse là-dessus de confortables  recettes mais, en regard de ce que sont leurs conditions de production il ne peut pas traiter les réalisateurs, producteurs et distributeurs antillo-guyanais comme les majors américaines. Là, nous sommes perdants sur toute la ligne, car en plus de la confiscation des recettes se pose aussi la question des retombées de celles-ci à travers le problème de la TSA, non payée par Filmdis pendant des décennies.

A l'avenir, comment comptez-vous faire ?

Je ne sais pas, mais cela ne m’inquiète pas, on trouvera des solutions. Nous ne sommes plus aujourd’hui dépendants des énormes bobines 35 mm, les projections se font avec des fichiers numériques, et il existe un certain nombre de structures qui organisent des projections, comme Ciné woulé... Avec un vrai  travail en amont, il est possible de faire sans le circuit Elizé.

Propos recueillis par FXG, à Paris

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