L'errance et le rire, un ouvrage collectif de littérature des Antilles chez Folio Essais
Ralph Ludwig a coordonné et préfacé l’ouvrage collectif de littérature antillaise, « L’Errance et le Rire », dans la collection Folio Essais. Ce recueil de nouvelles et réflexions rassemble des écrits de Melissa Béralus, Mérine Céco, Raphaël Confiant, Louis-Philippe Dalembert, Jean D’Amérique, Miguel Duplan, Frankito, Gaël Octavia, Néhémy Pierre-Dahomey, Gisèle Pineau, Hector Poullet, Christian Séranot, Lyonel Trouillot, Gary Victor et Kaouther Adimi.
Ralph Ludwig est professeur de philologie romane à l’université de Halle-Wittemberg (Allemagne). Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la linguistique et les littératures de la Caraïbe, dont le Dictionnaire créole-français (Guadeloupe), avec Danièle Montbrand, Hector Poullet et Sylviane Telchid (1990, réédition 2012) ; on lui doit également des travaux de théorie linguistique, comme l’édition du collectif Linguistic Ecology and Language Contact (avec Peter Mühlhäusler et Steve Pagel, Cambridge University Press, 2019). Interview.
« La littérature antillaise se porte extrêmement bien »
Comment a démarré votre histoire avec les littératures antillaises ?
Tout a commencé par un grand projet de recherche sur l’oral et l’écrit, après une thèse sur le français oral. On m’avait proposé de faire des recherches sur le premier passage à l’écrit du français au Moyen Âge ou bien sur la dernière évolution de l’écriture romane, à savoir le passage à l’écrit des langues créoles. J’ai opté pour le créole ! En 1986, j’ai débarqué pour la première fois en Guadeloupe pour travailler sur ce projet. J’ai fait la connaissance d’Hector Poullet et de Sylviane Telchid et nous sommes devenus très bons amis. Depuis, les Antilles sont ma terre d’adoption, bien plus qu’une terre d’évasion !
Vous réunissez dans L’Errance et le Rire des auteurs de toutes les Antilles francophones, aussi bien des îles françaises que d’Haïti. C’est assez rare pour qu’on le souligne…
De nos jours, la Caraïbe est un ensemble de pays indépendants qui ne forment pas véritablement une unité. Mon expérience est plutôt celle d’une unité historique et culturelle, même si je regrette les écarts qui ont pu se creuser. Il est évident que la conscience haïtienne est différente du fait de son indépendance depuis 1804, qu’il n’y a pas le même passé, la même présence postcoloniale qu’aux Antilles françaises… Mais enfin, je pense quand même qu’à travers la culture créole, à travers l’expérience historique profonde ainsi qu’à travers l’écologie actuelle, il y a beaucoup de choses en commun. Une des ambitions de ce livre, c’est justement de montrer à la fois l’unité et la diversité de cet ensemble antillais. D’ailleurs, sur le plan conceptuel, la Recherche Logique du philosophe allemand Edmund Husserl sur Le Tout et les Parties relève de mes bases théoriques.
En faisant ce choix, vous nous rappelez que les Antilles sont américaines…
Au sens espagnol du terme, au sens de Las Américas, les Amériques ! Il existe un cliché, un préjugé qui identifie les Amériques à l’Amérique du Nord, c’est une vision que je refuse radicalement !
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ces deux thèmes que sont l’errance et le rire ?
Ces deux thèmes sont intimement liés, parce que le rire de la Caraïbe est un rire qui permet de résister aux crises de la vie, et la plus grande crise de la vie, dans la Caraïbe, c’est la crise historique, la naissance des Antilles modernes à partir du commerce triangulaire, de la déportation des esclaves. Le rire est une des forces des premiers esclaves pour résister au drame du déracinement. Le poète Nicolas-Germain Léonard (Œuvres, I, 1798) relate dans sa fameuse « Lettre sur un voyage aux Antilles » au sujet d’esclaves rescapés d’un navire négrier en avarie : « On entendait se mêler à leurs voix frêles les accents de la joie ; le rire brillait sur leurs visages mouillés de larmes. » C’est une unité récurrente de l’errance et du rire ! On retrouve ce lien entre l’errance et le rire aujourd’hui dans un vécu antillais fortement marqué par différentes formes de diaspora.
Le rire est donc d’abord un instrument de résilience vis-à-vis de la traite et de l’asservissement ?
J’ai fait l’inventaire des expressions de l’errance et du rire dans la langue créole. Beaucoup de proverbes thématisent le rire. Le rire permet de faire face à différentes situations de la société créole, c’est aussi une manière de se moquer de l’autre, une manière de se défendre, de se libérer de nombreuses contraintes. C’est effectivement la réaction de Compère Lapin qui incarne la résistance de l’esclave par rapport aux békés, c’est donc une réaction multiforme dans laquelle on retrouve aussi le rire rabelaisien très présent dans la littérature carnavalesque.
Quelle était la contrainte que vous avez donnée aux auteurs ?
Je leur ai demandé d'écrire sur le rire et/ou sur l’errance, mais, dans la mesure du possible, de faire le lien entre les deux. Cette thématique amène à la question difficile suivante : existe-t-il ou ne s’est-il pas tu, ce rire de résilience, ce rire libérateur ? N’est-ce pas dans la souffrance de l’errance d’aujourd’hui que le rire devient muet ? Et la souffrance dans l'errance de nos jours ne peut-elle pas être telle que le rire devienne muet, inexistant ? C'est Raphaël Confiant qui pose cette question, et d'autres auteurs arrivent également à cette conclusion ; les cruautés que dépeint Néhémy Pierre-Dahomey dans ses romans comme dans sa nouvelle en sont un exemple. Toutes et tous ont choisi la nouvelle, mais certains ont voulu écrire aussi un essai : ça va de l’analyse sociolinguistique jusqu’à une réflexion poétique profonde comme le propose Lyonel Trouillot.
Comment avez-vous choisi ces écrivains ?
J'ai choisi celles et ceux dont je pensais qu'elles ou ils avaient un rapport avec le sujet et un grand avenir littéraire, quel que soit leur âge ! Deux ou trois auteus ne sont pas présents dans le livre car la période de publication tombait dans une phase difficile à divers points de vue. Mais quasiment toutes et tous ont été enthousiastes quant à l’idée et au concept. Et j’ai été notamment très heureux d’avoir pu convaincre certaines autrices de se joindre au projet. Le regard féminin apporte en effet beaucoup dans cette nouvelle mouvance littéraire antillaise ! Seule une femme peut accuser le dorlys. Mérine Céco a bien identifié en lui le mécanisme social créé pour camoufler le viol et l’inceste ! Je suis d’autant plus heureux que Gisèle Pineau ait accepté parce qu’elle a toujours thématisé la drive, l’errance, le drame psychologique…
Y a-t-il une différence de traitement entre les jeunes auteurs et leurs aînés ?
J'ai intitulé ce recueil, dans le sous-titre, un « nouveau souffle de la littérature antillaise », et de là émane une définition du nouveau souffle, d’une jeune écriture antillaise. « Nouveau souffle » ne se réfère pas forcément à l'âge biologique, mais à l'écriture : ce sont les thématiques, les évolutions littéraires qui sont jeunes. Mais évidemment, parmi ces auteurs, la jeune génération est très présente, comme par exemple Jean d’Amérique. Son premier roman, publié l’an passé, parle beaucoup du rire tout en décrivant la situation très dure d’une jeune fille en Haïti… Son écriture qui est techniquement inspirée du rap est très jeune. Mais à côté, la nouvelle d’Hector Poulet, le doyen du livre, aboutit à la même conclusion sociale, à savoir qu’aujourd’hui nous assistons à une mise en question portant sur le clivage entre le réel et le mythe, dans une vision psychologique plus dure. C’est un questionnement qui traverse les générations, même si les jeunes l'expriment encore davantage. Gaël Octavia ou Mérine Céco partagent une vie d’errance diasporique et n’ont de cesse de s’interroger sur les bases sociales et les rituels qui sous-tendent les sociétés antillaises. Ce qui a déjà pu exister dans la littérature antillaise, de manière embryonnaire, s'est beaucoup développé à travers l'individualisation, le rôle accru de l'individu. C'est une évolution moderne assez claire.
À travers ce livre, que pouvez-vous me dire de la santé de la littérature antillaise ?
À mon avis, la littérature antillaise se porte extrêmement bien. Elle est en train de se relancer par la qualité de ses textes. Je pense que le public est prêt à la redécouvrir parce que, et ce livre peut le montrer, cette littérature est un maillon extraordinaire entre différentes histoires, différents continents, qu’on la lise dans un café à Dakar, Paris, New York ou Buenos Aires. Ce sont ces connexions multiples qui font la richesse de cette littérature, qui la rendent toujours accessible si l'on admet, à l'instar d’Édouard Glissant, que l'on n'a pas nécessairement besoin de tout comprendre, au sens de tout saisir.
Propos recueillis par FXG