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Publié par fxg

Scandale sanitaire et environnemental du chlordécone

Commission d'enquête chlordécone

Après les premières auditions en juillet dernier de la commission d'enquête parlementaire sur le chlordécone, et celles qui sont déroulées aux Antilles en septembre, son président Serge Létchimy et sa rapporteure Justine Bénin en ont mené de nouvelles le 25 septembre dernier. Parmi les personnes entendues, le lanceur d'alerte Eric Godard, qui malgré sa qualité de chargé de mission interministériel chlordécone en Martinique, a eu toutes les eines du monde à se faire entendre, ou celle du chercheur au CNRS, Malcolm Ferdinand, qui a comparé la rapidité de réaction des Etats-Unis après la catastrophe d'Hopewell en 1975, avec la production d'ignorance et d'inaction de la France".

Dossier FXG, à Paris

Quand le lanceur d'alerte est appelé "l'ayatollah des pesticides"

Eric Godard est arrivé en Martinique en 1998 comme chef du service santé environnement à la DDASS (aujourd'hui l'ARS). Il y a alors un litige sur la qualité de l'eau qui oppose l'Etat à des associations. La direction régionale de l'environnement demande une mission à l'inspection  générale et à l'Agriculture. Sans parler encore de chlordécone, cete mission constate un "usage immodéré des pesticides" et un certain "laxisme des autorités". Le comité de bassin en Martinique est saisi et la DDASS essaie d'améliorer le contrôle des eaux d'alimentation. C'est en septembre 1999 que la molécule chlordécone est trouvée dans trois captages, la source Gradis à Basse-Pointe, la rivière Monsieur à Saint-Joseph et le rivière Capot. "Il y a eu un gros émoi dans la population, raconte Eric Godard, mais aussi une satisfaction car l'Etat reconnaissait la chose." Les découvertes s'enchaînent : après la pollution de l'eau de boisson, on découvre en mars 2002 que les légumes racines (dachines, patates douces et choux caraïbe) sont contaminés. "Il y a encore, poursuit Eric Godard, un gros émoi et j'ai du mener un parcours du combattant pour faire reconnaître la pollution et le danger pour la santé publique." le préfet Cadot consent tout de même à rendre public ces résultats le 1er juillet 2002. "Mais, ajoute M. Godard, sans dire que c'est un souci..." Ce ne sont donc pas les patates douces retrouvées dans un container à Dunkerque en septembre 2002 qui ont révélé le problème. La découverte du chlordécone en Guadeloupe intervient six mois après la Martinique. On découvre du chlordécone dans les sources de la Basse-Terre en 1999 (crise CAPES, des milligrammes et non des microgrammes dans l'estuaire du Grand Carbet, la pollution de la source Neufchâteau au CIRAD), puis dans les légumes racines. Les résultats tombent le 23 avril 2002 : 1/3 des légumes racines sont contaminés. Godard prêche dans le vide l'interdiction des cultures sur les sols contaminés. On ne s'y oriente que depuis peu...

"Le manque d'envie de considérer la population comme adulte"

A partir de là, Eric Godard va connaître toutes sortes de difficultés. Dans le milieu des services déconcentrés de l'Etat, on parle de lui comme d'un "ayatollah des pesticides". Il n'est pas invité aux réunions préfectorales sur le sujet. Eric Godard est tout bonnement, mais sans le dire, écarté... Il quittera la Martinique fin 2002 pour aller en Guyane s'occuper de pollution au mercure.

Eric Godard revient pourtant en Martinique en 2006. Un premier rapport d'information parlementaire est produit et Eric Godard se trouve propulsé chargé de mission interministériel chlordécone. Arrivent alors "Chronique d'un empoisonnement annoncé", le livre de Confiant et Boutrin, et le rapport du Pr Belpomme. Le scandale du chlordécone repart malgré les contrefeux des bananiers. Eric Godard s'attèle alors "un peu seul" au plan chlordécone 1 mais obtient dès 2007 de ramener les limites maximales résiduelles de 200 à 20 microgrammes dans les légumes consommés. Eric Godard indique tout de même qu'il n'a pu "amener l'information à la population" après son rapport 2011, que "le ministère a voulu saborder le programme" : "J'étais bloqué de partout, relate-t-il, sans soutien de l'administration centrale, j'avais peu de liberté pour faire avancer la cause de la santé publique." Pire encore, le ministère de l'Environnement ponctionne 2 millions d'euros sur les crédits du plan chlordécone pour faire des analyses dans les zones périurbaines en Martinique et en Guadeloupe "alors qu'on savait que dans le même temps, les agriculteurs n'avaient pas d'analyses financées..."

Pour autant, Eric Godard ne parle pas de volonté de cacher les choses, mais plutôt d'une volonté de lénifier : "On se heurte à une culture de partage de la connaissance pas très développée dans certains services, un frilosité générale, la peur d'affoler, le manque d'envie de considérer la population comme adulte..." Il ajoute : "La situation s'est dégradée entre 2006 et 2011 par le fait que j'étais écarté de certaines réunions. En Guadeloupe, après 2009, c'était porte fermée. le préfet de Guadeloupe, après 2009, ne souhaitait pas trop parler de chlordécone. Pour lui, ce n'était pas un sujet." En 2014, la préfète Marcelle Pierrot décide même de mettre un terme aux réunions du GREP et du GREFY... En 2016, Eric `Godard doit faire une note au ministre de la Santé pour faire part de ses difficultés et de son impossibilité de communiquer en dehors du programme des jardins familiaux...

Les difficultés reviendront encore en 2017 avec la questions de limites maximales résiduelles qui ont été réhaussées par rapport à la norme de 2007. Les médias s'emparent heureusement  de l'affaire et les LMR sont ramenées à une norme raisonnable. Quant à connaître la carte de la contamination des terres, face au refus des préfets, il a fallu l'obtenir après injonction de la commission d'accès aux documents administratifs.

Eric Godard a pris sa retraite en octobre 2018.

Les occasions manquées

Eric Godard  fait la liste des occasions manquées sur le dossier chlordécone. Au fur et à mesure de son récit, les larmes lui sont montées aux yeux notamment lorsqu'il a raconté quand le professeur René Seux, de l'université de Rennes a dit en 1998 à Luc Multigner, lors de l'inauguration de son labo, qu'il avait détecté la chlordécone dès 1991, mais que la DASS lui avait fait dire de rechercher les molécules demandées... En 1991 encore, le service des végétaux enquête sur la banane et il est déjà question de chlordécone à plusieurs reprises avec des signes  "très persistant" ; la DDASS Martinique fait rechercher la molécule par le laboratoire départemental. Pourtant mandaté, l'institut Pasteur ne fait pas les recherches. Il faut attendre 1999 pour qu'on change de laboratoire et qu'on cherche la chlordécone...

Trafic et usage après interdiction

En 2002, 9,4 tonnes de curlone sont découverts à la SICABAM et au GIPAM en Martinique (on en trouvera 4 tonnes en Guadeloupe). Les stocks sont en bon état et la DIREN et la DGCCRF parlent de fraude et de trafic organisé à partir d'Afrique par des planteurs qui ont des intérêts sur ce continent.

Car les ventes se sont poursuivies après l'interdiction de 1993 dans les magasins de bricolage de Joseph Cotrell. C'est alors une filiale des établissements de Lagarrigue, dirigée par Henri Arnould. Selon Yves Hayot, cité par Eric Godard après un entretien en 2009, "Cotrell avait une certaine indépendance vis-à-vis de Lagarrigue." Un ordinateur de Cotrell  est retrouvé ; il présente des fichiers client pour le curlone. Un technicien du CIRAD témoigne encore d'avoir vu des épandages au curlone en 2000 tandis que la DCCRF et la DSDS sont au courant d'épandage au curlone encore en 2002. "Tout ce faisceau de témoignages, explique Eric Godard, montre qu'on a poursuivi l'épandage après 1993." Le parquet a fait une demande d'information en 1997 en Guadeloupe. Il a classé sans suite pour prescription, comme l'a classée sans suite aussi le chef de la protection des végétaux, Alain Chidiac.

Une même catastrophe : deux façons de faire

Malcolm Ferdinand, chercheur au CNRS, a lui aussi été auditionné par la commission d'enquête parlementaire. Cet ingénieur environnement et docteur en philosophe politique a travaillé pendant huit ans sur la question du chlordécone.

Il a comparé les suites données à la catastrophe d'Hopewell en Virginie en 1975 à celles que la France a consacré à ce problème après son interdiction aux Antilles.

Deux jours après la pollution massive de la James River par le chlordécone après l'accident survenu à l'usine Allied Chemical d'Hopewell, le gouverneur de Virginie interdit la vente et l'utilisation du chlordécone, mais ordonne aussi la destruction des stocks. Il faudra 13 ans pour la France (sans parler de destruction des stocks).

Deux jours après, des mesures sont prises pour interdire la pêche.  31 ans pour la France.

Une semaine après, les premières recherches sur le risque cancérogène sont lancées. Il faudra attendre 22 ans pour la France.

Un mois après, sont lancées les recherches sur la contamination des aliments et des eaux. 30  ans pour la France.

Un mois et demi après l'accident commencent les recherches pour dépolluer le site. 20 ans pour la France.

Six mois après, une enquête du Sénat américain est ouverte, complétée six mois plus tard par une enquête de la la chambre des représentants. 27 ans pour la France.

"Les lobbys victorieux"

Dans les deux ans qui suivent la catastrophe, plusieurs actions en justice son menées contre l'usine et contre la mairie. Des pêcheurs et des ouvriers de l'usine sont parties prenantes. en deux ans, la justice est rendue. La mairie et l'usine sont condamnées chacune à payer 30 millions de dollars d'amende (123 millions d'euros actuels). Avec une partie de cette argent, l'Etat de Virginie crée une fondation pour l'environnement toujours active. En France, 42 ans après, la justice reste muette.

Malcolm Ferdinand conclut sa démonstration en dénonçant "la production d'ignorance et d'inaction" qui a fait des lobbys du chlordécone les seuls victorieux de ce drame. Il en tire la conclusion en cinq points : une crise environnementale et sanitaire, une crise étatique avec des failles répétées des services de l'Etat et une inaction malgré les alertes (dont la première est venue des ouvriers agricoles martiniquais dès 1974 par une grève et des revendications explicites d'arrêter l'usage du chlordécone), une crise démocratique  qui révèle que "un petit groupe a réussi à imposer une vie en pays contaminé", une crise de justice ("Le travail de votre commission d'enquête aurait du être fait il y a 47 ans") et enfin une crise sociétale qui révèle "un habité colonial avec une monoculture d'exportation dont les habitants n'ont profité que des violences".

Les prochaines auditions

Lundi 14 octobre, la commission d'enquête auditionnera Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, puis Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé.

Mardi 15 octobre, viendra le tour d'Annick Girardin, ministre des Outre-mer et enfin jeudi 17 octobre, Didier Guillaume, ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation.

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