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Publié par fxg

edda-les-yeux-RDG-.jpgGrand témoin

Christiane Eda-Pierre, la nièce de Paulette Nardal (fondatrice de la revue l’Etudiant noir), a été l’une des plus grandes cantatrices françaises. Elle a chanté avec Placido Domingo, Luciano Pavarotti, sur toutes les scènes du monde.



"Je ne suis pas une diva"

 
document-1-RDG-.jpgBIO-EXPRESS
Christiane Eda-Pierre est née le 24 mars 1932 d’une mère professeur d’éducation musicale et d’un père dessinateur, géomètre et journaliste au Courrier des Antilles. Sa mère lui enseigne très jeune le piano et toutes les disciplines théoriques. En 1954, elle est admise au conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Trois ans plus tard, elle obtient à l’unanimité les premiers prix de chant et d’art lyrique. En 1960, elle entre à l’opéra comique où elle restera douze ans, puis de 1973 à 1983, elle chante sur la scène de l’opéra Garnier. De 1980 à 1986, elle est l’hôte du Théâtre royal de Bruxelles. Christiane Eda-Pierre a enregistré une quinzaine de disques et cumulé les prix les plus prestigieux.


 
Portraitdocument-2.jpg
Soprano Coloratur
A plus de 70 ans, Eda, c’est ainsi qu’on l’appelle dans le monde lyrique, semble encore une toute jeune femme à qui on ne la raconte pas ! La petite Foyalaise qui a grandi rue Galiéni, a été bercée dans un milieu mélomane. Les anciens élèves du lycée Schoelcher et du collège Périnon se rappellent de sa mère, professeur de musique qu’on surnommait Tante Alice. Son grand-père jouait de la flûte et du piano et sa grand-mère était organiste. Quant à son arrière-grand-père, cordonnier, il avait épousé une rouleuse de bouts, une cigarière qui ne savait ni lire, ni écrire. Son nom, Eda, est d’origine Peuhl. Elle le tient d’un grand-père venu sous contrat de Mauritanie, après l’abolition. Elevée au pensionnat colonial où enseignaient ses tantes, Christiane a toujours voulu appendre la musique. Partie à Paris à 17 ans et demi, elle pensait qu’elle reviendrait en Martinique pour enseigner le piano. Au lieu de quoi, elle est devenue cantatrice à l’opéra ! La première cantatrice noire de France…edda-table-du-salon-RDG-.jpg                        Louise Achille, sa grand-mère, et Paul Nardal, son grand-père

Celle qui a épousé le maître d’arme du conservatoire national de musique et de danse de Paris, Pierre Lacaze (qui a formé les plus grands épéistes français à l’INSEP quarante ans durant), refuse qu’on l’appelle la diva. Riche de sa voix soprano coloratur, elle a pourtant côtoyé les plus grands chefs d’orchestre (Lorin Maazel, Georges Prêtre, Pierre Boulez, Emmanuel Krivine…) et les plus grandes voix (José Van Dam, Luciano Pavarotti ou Placido Domingo…). Mais elle sait que sa vie de femme, d’épouse et de mère n’est pas sa vie d’artiste. Elle sait aussi parfaitement d’où elle vient et ne porte en elle aucun complexe de couleur. Son grand-père Nardal, premier ingénieur noir, a construit le pont de l’Alma… Et si elle trouve qu’Edouard Glissant n’est pas toujours très compréhensible, elle n’en partage pas moins l’esprit. Et elle a de qui tenir ! Sa tante, Paulette Nardal, est celle qui a ouvert la voie pour que des gens comme Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor puissent être. Elle sait que l’on reproche à sa tante d’avoir été une « salonnarde », mais elle sait aussi ce que Césaire doit à sa famille bourgeoise ! Avec son ami martiniquais, Georges Aminel, elle fait partie de ces gens qui, sans que cela paraisse extraordinaire dans les années 1950-1960, ont eu une carrière splendide. Après quarante ans de scène, elle n’a aucun regret, si ce n’est de ne pas avoir été, à la scène, Aïda !

edda-main-RDG-.jpgINTERVIEW
Parlez-nous de votre tante Paulette, la fondatrice de la revue L’Etudiant noir…
Paulette était revenue en Martinique pour les grandes vacances de 1939. Elle est repartie après l’été, sur le Bretagne, le navire qui a été coulé par les Allemands… Elle a été recueillie dans une chaloupe alors qu’elle avait été gravement blessée à la jambe. Sur le canot de sauvetage, un cuisinier martiniquais a passé son temps à nettoyer sa plaie en trempant ses serviettes dans la mer. Arrivée à Plymouth, elle a échappé à l’amputation car l’eau salée lui avait évité la gangrène. Elle n’a perdu que sa rotule. Après deux ans à Plymouth, elle est revenue en Martinique en 1942 avec sa jambe raide et six centimètres en moins. J’ai beaucoup parlé avec elle. Chaque fois que je revenais en vacances, elle était toujours prête à parler de longues heures avec moi. Aujourd’hui, je peux raconter à mes enfants et petits-enfants qui elle était. Ils sont très curieux de savoir d’où ils viennent. C’est extraordinaire, quand on leur demande leurs origines, de pouvoir répondre l’Europe, l’Afrique, l’Amérique…
Comment êtes-vous entré au conservatoire ?edda-doigt-leve-RDG-.jpg
Je suis partie à Paris pour étudier le piano et le chant, mais je pensais que le conservatoire était inaccessible. Qu’irait faire une jeune fille noire là-dedans ? Ce sont mes maîtres qui m’y ont poussée… J’ai commencé le chant avec le ténor Jean Planel. Il enseignait et faisait  du récital et du concert, mais pas d’opéra. Il n’avait pas assez de puissance. J’ai travaillé dix-huit mois avec lui. Puis il m’a dit : «  Je ne vous garde pas car je sens que je ne vous mènera pas assez loin. » C’est pour ça qu’il a appelé Charles Panzera, un grand chanteur genevois. C’est lui qui m’a présentée au conservatoire. Je suis restée trois ans dans sa classe. Il me considérait comme sa fille. J’ai eu tous mes prix, l’équivalent de cinq années d’études en trois ans ! En art lyrique, j’ai eu un professeur, Louis Noguera, qui, le premier, m’a dit : « Reste ce que tu es. Tu es différente alors joue la différence… » C’est étonnant ! Il m’a appris à me maquiller, à prendre conscience de l’effet de la lumière sur ma peau.
L’image (DR, Archives de l’opéra Garnier)edda-rolf-liberman-RDG-.jpg
Les seins et la voix
1973, dans Orphée, de Gluck, Christiane Eda-Pierre jouait l’Amour. Le metteur en scène voulait qu’elle ait une poitrine qui se voit et il l’avait affublée de coquilles. Cette photo est prise à la sortie de scène de l’opéra Garnier, Rolf Liebermann, le directeur de l’opéra, lui dit : « Vous avez des seins magnifiques, Christiane… » Celle-ci lui répond : « Et à part ça, vous m’avez entendue chanter, M. le directeur ? »
edda-jouyeuse-main-lev-e-RDG-.jpgVotre première scène ?
En mars 1958, j’ai chanté mon premier opéra à Nice, Les pêcheurs de perles de Bizet. Je jouais Leïla, le seul rôle féminin. Louis Noguera a téléphoné au directeur de l’opéra de Nice : « J’ai là une jeune chanteuse martiniquaise qui a la voix et le physique pour chanter Leïla. » Il m’a engagée pour trois représentations. Il s’appelait M. Aymé et il élevait des taureaux. C’était aussi le propriétaire des arènes de Nîmes ! Il avait beaucoup d’argent et il avait acheté l’opéra de Nice. Il m’avait engagée comme on négocie sur un marché ! C’est très différent d’aujourd’hui ! Il a été si heureux qu’après la première, il est venu à ma rencontre, a sorti un billet de 50 francs de sa poche et avec son accent du midi, il m’a dit : « Tiens petite, tu les a bien mérités ! » C’était le double de ce qui était convenu ! Mais quand j’ai pris ma retraite, il a fallu que je présente les affiches, les programmes pour faire valoir mes droits ! J’ai connu ensuite le tout début du festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, en 1959, avec Gabriel Dussurget. On chantait encore dans la cour de l’archevêché. On ne pouvait pas se chauffer la voix…J’ai joué Papagena, dans La Flûte enchantée de Mozart.
C’est alors que votre carrière démarre ?
En 1960, j’ai été engagée à l’opéra comique. J’ai chanté Lakmé de Delibes dans le rôle-titre et je suis restée dans la troupe jusqu’en 1972. J’ai chanté tout le répertoire de l’opéra. On a tourné dans tous les théâtres de province…
edda-reflechit-menton-RDG-.jpgIl y a des théâtres difficiles comme à Marseille, Toulouse ou Bordeaux. Vous y avez chanté ?
A Marseille, j’ai chanté Les Puritains. Ca a été… J’ai cru que le théâtre allait prendre feu ! Le public hurlait, tapait des pieds, ne voulait pas nous laisser partir… On a plutôt intérêt d’avoir du succès parce que si tu te loupes, c’est affreux ! Le public marseillais, ce sont des connaisseurs. Ils aiment la musique et ils vous font de ces broncas quand ils ne sont pas contents ! Bordeaux et Toulouse aussi, mais les Marseillais, ils viennent avec la partition et ils surveillent si la note est  là ! A Bordeaux, après une représentation de Lakmé, j’ai dû rentrer à l’hôtel dans un car de police ! On a fait un triomphe incroyable et le public nous attendait à la sortie des artistes. Ils étaient si nombreux, si empressés que les vitres du théâtre ont été brisées dans la bousculade. Le directeur a eu peur que je sois étouffée. Il a dit : « Pas de dédicaces ! » et il m’a fait exfiltrer par une porte dérobée où attendait un fourgon de police secours. Quand je suis arrivée à l’hôtel et que les hôteliers m’ont vue sortir du panier à salade, les policiers ont pris les devants : « Ils ont voulu l’étouffer ! » A Marseille aussi, il m’est arrivée de partir par une porte dérobée… C’était en 1974.
Vous étiez une vraie diva !edda-la-pleureuse-RDG-.jpg
Je n’aime pas le mot diva. Oui, sur scène, j’étais une diva, mais hors de scène, non ! Je n’ai jamais eu d’égo surdimensionné. Je déteste ça. Notre milieu est très factice et il faut être très lucide. Après vous, le public passe au suivant ! Il faut être très modeste et accepter de ne plus pouvoir chanter certains ouvrages. Nous sommes des sportifs. Nous faisons travailler tout notre corps et sans micro ! Il n’y a pas d’artifice, on doit passer au-dessus de quatre-vingts musiciens ! Il faut une connaissance parfaite de son appareil vocal.
Quel regard portez-vous sur les chanteurs de variété ?
J’aime la variété, mais la plupart des chanteurs sucent leur micro. Moins vous avez de voix, plus vous vendez de disques ! Il y a des voix dans la variété… Zazie ou Carla Bruni n’ont pas de voix. Ce ne sont pas des voix ! Quand je pense aux années de dur labeur des chanteurs d’opéra et nous n’avons jamais ce genre de récompense ! J’ai vendu quelques disques, mais à cette époque, l’art lyrique était tenu par les chanteurs italiens. On n’enregistrait pas. Tous mes disques ont été primés mais je n’ai jamais vendu des millions d’album comme Pavarotti qui a fait du popu.
edda-vertical-serre-RDG-.jpgAimez-vous la musique antillaise ?
J’aime beaucoup la musique traditionnelle, la mazurka, la valse créole, la biguine. Il faut que tout ça revienne en force. C’est ça la vraie musique, l’âme d’un peuple, son fondement. Le zouk a pris le pas sur ça, mais le zouk n’est pas la musique de la Martinique. Je ne dénigre pas le zouk et je ne veux pas empêcher la musique d’évoluer, mais pas au détriment du reste. J’aime la variété africaine car ils ont su mélanger les instruments traditionnels et modernes. Ca donne de l’originalité. Ils ont la chance d’avoir conservé leurs instruments. Mais il faut connaître ses notes…
Quel est votre rapport au créole ?
J’appartiens à la génération à qui on a dit de ne pas parler créole pour bien parler le français. Nous parlions créole entre nous lorsque j’étais étudiante à Paris et je suis ravie de la place que le créole a su retrouver en Martinique. Ca fait partie de nous, c’est une richesse. Quand j’étais jeune, je ne savais pas très bien dire où se trouvait la Martinique. On parlait de la France et j’étais en France. Je ne me situais pas dans la Caraïbe. Aujourd’hui, les Martiniquais se situent dans leur région et c’est très bien.
Avez-vous un répertoire de prédilection ?
Non, je n’ai pas de répertoire favori. J’aime toutes les périodes si c’est de qualité. Tout n’est pas beau dans le XVIIIe siècle et beaucoup de textes sont un peu « cucul la praline ». J’ai chanté toutes les époques, de la renaissance au XIXe et même le XXe siècle. Le XIXe, l’époque romantique, est très difficile à chanter. Pour chanter du belcanto, il est nécessaire d’avoir chanté du Mozart et pour chanter du Mozart, il faut avoir chanter Bach ! J’ai aimé chanter tous les styles, mais le plus important c’est le choix de l’ouvrage dans sa voix. Chaque fois, je me pose la question : Est-ce que physiquement, même si j’ai la voix, ai-je les moyens de porter cet ouvrage ?la-reine-de-la-nuit-RDG-.jpgChristiane Eda-Pierre dans le rôle de Papagena en 1959 au festival d'Aix-en-Provence

Avez-vous chanté l’air de la Reine de la nuit dans La Flûte enchantée avec son fameux contre fa si aigu ?
Je l’ai chanté à Aix-en-Provence. Pas longtemps… Une quinzaine de fois entre 1958 et 1960. C’est un rôle épouvantable : vous n’avez que deux airs à chanter dans tout l’opéra et tout le monde vous attend ! Je me demande si Mozart aimait réellement la personne pour qui il a écrit ce rôle ! Pour faire de l’opéra, il faut être courageux. Tous les soirs, vous risquez votre carrière. Tous les soirs, je me disais : je débute. Un jour, vous êtes au sommet et chaque jour, il faut regagner ce sommet ! Parce que pour chanter, c’est votre corps qui décide, ce ne sont pas les cordes vocales. Et le public ne sait pas ce qui s’est passé chez vous depuis le matin… Ils ont payé, il faut donner le meilleur de soi-même.
Avez-vous été empêchée de chanter quelques fois ?edda-main-ouverte-RDG-.jpg
Si on est enrhumé, le directeur fait une annonce et, en général, le public vous soutient. Il vous remercie de chanter quand même. Une fois, en 1976, je n’ai pas pu chanter. C’était une représentation des Contes d’Hoffmann d’Offenbach, sous la direction de Patrice Chéreau. Ma doublure n’avait pas répété car Chéreau ne faisait pas travailler les doublures. Je me suis retrouvée aphone, un virus… Le laryngologiste a téléphoné lui-même à l’opéra pour dire que je ne chanterai pas. La doublure n’était pas prête… C’était une catastrophe. Même si je ne chantais qu’au troisième acte, j’étais Antonia, la vedette, et j’avais un succès énorme dans ce rôle. Chéreau m’a demandé de mimer le texte sur scène pendant que ma doublure, Mme Lublin, chanterait depuis la fosse d’orchestre… C’est un exercice très difficile. Je me suis lancée tout de même et j’ai chanté en silence. Le public savait que ce n’était pas moi qui chantait, mais il me voyait faire l’effort physique. Ca a été extraordinaire et, à la fin de l’acte, une véritable houle est partie de la salle. Mme Lubin est montée sur scène pour être applaudie à mes côtés. Le directeur m’a dit : « C ‘était hallucinant » et toute la presse en a parlé… Mme Lubin a récupéré le rôle. Ca a été sa récompense. Le directeur m’a fait envoyer cent roses rouges noires pour saluer mon professionnalisme. Mais ça n’est pas à refaire… Ca met très mal à l’aise.
edda-et-placido.jpgEst-ce impressionnant de chanter avec de grands ténors comme Pavarotti ou Domingo ?
Je ne garde pas un souvenir extraordinaire de M. Pavarotti. L’homme n’est pas si gentil que ça… Quand il arrivait, il ne nous donnait pas la main, ni ne nous embrassait, il se contentait de lever sa main et de dire : « Hi ! » et quand il partait, il levait sa main et lâchait : « Ciao ! » Placido Domingo, c’était l’antithèse de Pavarotti. Il arrivait, me prenait la main et me disait fort gentiment : « Eda, comment vas-tu ? »
Et sur scène ?
En 1981, au MET (Métropolitan opera de New York) et il m’a empêché de faire mon jeu de scène dans Rigoletto de Verdi. J’étais assise, il était debout derrière moi. A la fin de son air, je devais me lever et chanter. Ses mains posées sur mes épaules, il m’a empêchée de me lever… Il voulait garder la vedette pour lui. Mais à la fin du duo, j’ai sorti le contre-ut dièse et lui, il l’a canardé ! http://fr.youtube.com/watch?v=bOiUlhau1FE
Je me souviens qu’au milieu des années 1970, il chantait Bohème avec une cantatrice italienne. Dans le duo d’amour, il avait appuyé ses mains sur la gorge de la cantatrice…
Pavarotti ne vous a jamais offert de satisfactions musicales ?
En 1976, nous avons chanté Rigoletto à Central park devant 250 000 personnes. Les gens venaient pour lui. Il y avait des tee-shirts, des bobs, des ballons à son nom. James Levine, le chef d’orchestre, m’avait choisie car il voulait quelqu’un de solide à côté de Pavarotti. edda-reflechit-RDG-.jpgIl m’a dit : «  Tu chantes et tu ne t’en fais pas. On fait de la musique ! » Avec 250 000 personnes, c’est l’anonymat, impossible d’avoir le trac… J’ai chanté mon air et quand j’ai eu fini, sous les yeux du chef qui me portait littéralement, j’ai entendu 250 000 personnes qui hurlaient des bravos. J’ai pris une très grosse part du gâteau !  J’étais tellement heureuse… A la fin du concert, son impresario est venu me trouver pour me dire : « J’aimerai bien vous faire travailler… » Je lui ai dit que je n’étais pas intéressée par la vie à l’américaine.
Vous en avez refusé beaucoup des propositions comme celle-ci ?
J’ai refusé un contrat de neuf mois à Santa Fe. Mon métier, je l’adore, mais ce n’est pas ma vie, c’est ma vie artistique. J’ai refusé beaucoup de rôle et beaucoup de théâtre ! Pour chanter, j’avais besoin de me sentir bien. Je suis une sensitive, tout doit être en harmonie. Un jour, je répétais une composition contemporaine sur le texte de Montherlant, La reine morte. Personne ne voulait le chanter. J’ai eu un différend avec le chef, un ami, et je lui ai dit : « Vous n’êtes pas le seul chef que je sache… » Je l’ai planté devant tout le monde et il s’est excusé. Nous avons retravaillé ensemble par la suite. Il a dit : « Méfiez-vous, elle sourit beaucoup mais elle se met aussi en colère ! »
Vous avez aussi fréquenté Edwige Feuillère, parlez-nous de cette rencontre…edda-traviata-RDG-.jpg
En 1969, je suis Violetta dans la Traviatta sous les ordres du chef Jesus Etcherry. Le metteur en scène, Jean Giraudeau, me donnait des indications qui me dérangeaient sur le personnage. Il me demandait de me comporter comme une putain alors que Violetta, la Dame aux camélias, n’en était pas une. Les aristocrates ne fréquentaient pas les putes ! Je suis allée trouver la plus grande Dame aux camélias, Edwige Feuillère… Elle m’a reçue dans sa loge, à la comédie française. Nous avons discuté deux heures. « Vous avez raison de vous rebeller, me dit-elle. Les demi-mondaines étaient des femmes très distinguées qui avaient de la classe et de la culture… Mais après tout, sur la scène, vous êtes seules, vous faîtes ce que vous voulez… »  J’ai suivi son conseil. Elle est venu me voir dans les Contes d’Hoffmann, puis à son tour, elle est venue dans ma loge me féliciter. C’est précieux, je n’oublierai jamais. Les comédiens ont beaucoup à apprendre aux chanteurs, beaucoup plus que des chanteurs !
Avez-vous jamais eu à souffrir de la couleur de votre peau ?
Patrice Chéreau ne voulait pas que je me maquille: « Tu veux mettre quoi sur ta peau ? » Il m’a autorisée à mettre un peu de poudre et un peu de noir pour agrandir mes yeux… Dans notre métier lyrique, on ne regarde jamais la couleur de notre peau, mais celle de notre voix.
edda-doigt-RDG-.jpgEst-ce un art où il y a peu de Noirs ?
Il y a Barbara Hendricks, Léontine Price, peu d’hommes, quelques Américains comme Martin Arroyo…  J’ai un élève guyanais, un ténor, Loïc Félix, une élève guadeloupéenne, Magali Léger. Les Antillais sont peu nombreux. J’ai connu deux barytons martiniquais, Jocelyn Michalon et Jean-Pierre Cadignan. Ils chantent même s’ils ne tiennent pas le haut de l’affiche. Des filles martiniquaises sont passées à côté d’une grande carrière, c’est dommage. Roseline Cyril a fait une petite carrière alors qu’elle aurait pu faire beaucoup mieux. Psychologiquement, il faut suivre. C’est un métier où l’on ne fait pas de caprice. Et il faut admettre que quand on sort du conservatoire, les choses ne font que commencer. Pour se faire un nom dans le lyrique, il faut dix ans !
Quand avez-vous mis un terme à votre carrière ?
J’ai arrêté l’opéra en 1986 mais j’ai chanté des récitals, des concerts ou des oratorios jusqu’en 1995, jusqu’à 63 ans. Ce n’est pas mal pour une voix de soprano. J’ai toujours ma voix, mais je n’ai plus la même résistance… Le dernier opéra que j’ai chanté est La Clémence de Titus de Mozart. C’était à Bruxelles. Je n’ai pas dit à Gérard Mortier, le directeur (qui dirige actuellement l’opéra Bastille) que j’arrêtais. Il m’a parlé des prochaines saisons et quand je lui ai dit, il a laissé tomber sa plume… On m’a demandée de donner des cours dans le cadre de l’année Messiaen au studio opéra à Bastille, à la fin de l’année. Comme j’ai créé le rôle de l’ange dans Saint-François d’Assise de Messiaen, j’ai accepté. edda-et-fxg-RDG-.jpg
Coup de gueule
Bakary Sangaré est entré à la Comédie française en 2006 et on en a fait tout un plat. Mais le premier homme de couleur admis à la Comédie française, est Georges Aminel, un Martiniquais. Et en 1966, ça n’avait rien d’extraordinaire !
 
Coup de cœur
Le hip-hop allié à la danse classique. C’est la rencontre de deux mondes qui ne doivent pas se rencontrer. C’est bien la preuve qu’il suffit de vouloir !
 
Un rêve
On pourrait créer une musique antillaise qui aille à la rencontre de la musique classique et sortir une musique particulière.
document-3-RDG-.jpgAlicia Nafé dans le rôle travesti de Cesto dans la Clémence de Titus (dirigé par Sylvain Cambreling et mis en scène par Karl-Heinz Hermann) et Eda dans le rôle de Vitellia. "Je fais la gueule à Cesto et lui me supplie : écoute-moi Vitellia, je t'aime... Mais Cesto ne m'intéresse pas..." C'est le dernier rôle de la cantatrice à l'opéra.
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N
Bonjour <br /> Merci pour ce témoignage..<br /> j'aurais aimé échanger avec madame Eda Pierre à propos de son interprétation dans l'oratorio-ballet Chaka...<br /> Serait-ce possible ?<br /> Merci par avance
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D
<br /> merveilleuse interprète ! magnifique... quel talent!<br /> <br /> <br />
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J
Quelle émotion, c'est de l'écrit et pourtant, elle nous parle, j'entends sa voix. <br /> Bien entendu, elle est encore jeune Eda, et ceux qui ont la chance de la cotoyer, verront que c'est une "femme debout", joviale, cultivée, passionnée !<br /> Bravo à la femme et à l'artiste.<br /> Jean-Pierre CADIGNAN (un ancien élève)
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L
Oui, effectivement, je peux la faire causer mais même au près de nous, elle est discrète et j'en apprends plus par les autres que par elle-même !Mais je compte bien à ce qu'elle m'en dise un peu plus !
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C
Un grand merci à Christiane EDA-PIERRE pour l'affectueuse amitié qu'elle a toujours témoignée à mon père, Georges Aminel. Je partageais avec lui l'admiration et le respect pour cette grande artiste. Bravo pour ce très beau reportage.Christine
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L
Je souhaite remercier du fond du coeur la personne ayant écrit ces lignes qui me touchent particulièrement !Ma grand-mère nous parle beaucoup, à moi et mon frère, de sa carrière mais grace à cet article, j'en ai beaucoup découvert.C'est une fierté pour moi d'être la petite fille de Christiane Eda-Pierre Lacaze.Vous savez, je n'ai jamais entendu ma grand-mère chanter à part sur disque ou de tps quand elle pousse la chansonette ou donne ses cours.Je vous remercie à nouveau pour cet article.Cordialement,Léa, sa petite fille
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F
<br /> bonjour Léa, ta grand-mère a été très gentille de nous recevoir. Mais tu sais, elle est encore jeune, tu peux la faire causer !<br /> <br /> <br />
T
Un grand merci à la personne qui a réalisé ce reportage sur cette grande dame qu'est Christiane EDA-PIERRE, ce fut un vrai bonheur de parcourir ces lignes et de voir ces photos. Quel dommage qu'on n'entende pas davantage parler d'elle !Encore MERCI.
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M
merci pour ce tres beau reportage,bravo de rendre hommage à cette grande dame qui devrait etre connue de tous...
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