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Publié par fxg

Grand entretien - Aimé Charles-Nicolas, professeur émérite de  psychiatrie, est avec Benjamin Bowser, professeur émérite de sociologie à la Cornell university, Ithaca de New York, co-directeur de l'ouvrage, Esclavage, quel impact sur les psychologies des populations, qui reprend les actes du colloque tenu à Fort-France en octobre 2016 et que publient les éditions Desnel Campus.

"La hiérarchisation raciale est directement l'héritière de l'esclavage"

Voilà un ouvrage qui pose explicitement une question que la science avait omise... Pourquoi ?

Cet ouvrage a ouvertement posé cette question parce que, le plus souvent jusqu'alors, cette question était intuitive, à peine formulée. Et brusquement, elle est clairement posée, comme une autorisation de penser l'existence des conséquences psychologiques de l'esclavage.

Quelle a été la méthode employée et quels auteurs avez-vous sollicité ?

Nous n'avons pas voulu donner aux historiens seuls, pas plus qu'aux seuls psychologues le soin de répondre à la question de l'impact psychologique de l'esclavage sur les populations, nous avons donc croisé les savoirs des historiens, des psychiatres, des psychologues, des politologues, des économistes, des sociologues et même un anthropologue... Il était important d'avoir l'ensemble de leurs réponses pour enrichir le sujet. Il était important aussi que les psychologues deviennent un peu historiens et vice et versa !

Avez-vous cherché aussi à croiser les savoirs selon que les chercheurs sont de telle ou telle société post-esclavagiste ?

Nous avons réuni des chercheurs de Colombie, du Brésil, des Etats-Unis, de la Jamaïque, de Trinidad, ou des Antilles françaises parce qu'il était important d'avoir un point de vue international car les conséquences sont très différentes d'un pays à l'autre. Ca nous a aussi permis de tenir compte de quelque chose qui est un peu tabou chez les historiens, la dureté et la cruauté des esclavages en fonction des esclavagistes et des pays, selon qu'il s'agisse d'Espagnols, de Français, d'Anglais, de Portugais, de Belges... Les Belges sont arrivés après, mais ils nous ont permis de souligner la continuité entre l'esclavage et le colonialisme. Les exactions sont les mêmes ! Il y a eu beaucoup de mains coupées chez les Belges notamment. La déshumanisation est un dénominateur commun de l'esclavage et du colonialisme.

Quels sont les traits communs de ces esclavages de nationalités différentes ?

Le trait commun majeur, c'est l'humiliation, le déni d'humanité. Il y a eu des séparations de familles à coups de fouet, beaucoup de vexations, de frustrations, mais aussi le plaisir d'humilier, du sadisme et du sadisme sans possibilité d'en sortir...

Quels sont les principaux impacts que cette réflexion a dégagés ?

L'une des premières conséquences psychologiques de l'esclavage à laquelle on pense, c'est le racisme avec ses victimes et ses persécuteurs. Et on pense en particulier à ce qui s'est passé aux Etats-Unis, en Virginie ou au Mississipi jusqu'à aujourd'hui où rien n'a changé ! Le racisme et l'esclavage lui-même sont palpables dans ces Etats du Sud... Il est aussi clair que les conséquences ne sont pas les mêmes chez tous les descendants d'esclaves et que certains s'en sont beaucoup mieux sortis que d'autres. Mais cela dit, c'est sûr que les Noirs restent en bas de l'échelle sociale. La transmission génétique du traumatisme psychologique de génération en génération a brusquement créé un vrai doute sur soi, une véritable interrogation et a permis de relier un certain nombre de traits, de comportements actuels à l'hypothèse d'une cause ancienne et à la persistance de cette infériorité.

Peut-on dire que l'acculturation liée à l'assimilation est un des impacts en question ?

C'est une problématique cruciale qui oppose nombre de chercheurs. Mais il est clair que les politiques d'assimilation de la France, mais également du Portugal, contrairement à ce qu'ont fait les Anglais qui ont maintenu distance et mépris au nom du respect de la culture de l'autre, ont laissé des traces... C'est donc à double tranchant...

Sur ce point précis, deux figures guyanaises se sont opposées, l'une pour réclamer l'assimilation, Monnerville, l'autre pour plaider sa propre culture et sa négritude, Gontran-Damas. Mais les deux ont agi pour dépasser leur condition de fils ou petits-fils d'esclaves... Comment l'expliquez-vous ?

C'est effectivement d'une part une conséquence directe de l'esclavage puisque l'un s'est approprié la négritude — black is beautiful — comme une oriflamme, et l'autre a eu à coeur de mettre en place une vraie résilience par l'assimilation de la culture française, puisque de toute façon elle avait été imposée et qu'elle faisait désormais partie du squelette psychologique, de l'armature même de sa pensée... C'était difficile de s'en départir. Ce sont deux stratégies qui ne sont pas à opposer en vérité puisque l'une est  peut-être la première étape de l'autre.

Cette réflexion a-t-elle permis d'évacuer certains poncifs ou idées toutes faites comme le comportement de l'homme antillais par rapport à la famille et aux femmes ?

Il faut interroger tous ces sujets, même si certains sont devenus des poncifs voire des affirmations non prouvées. Il faut néanmoins les prendre au sérieux. Nous avons essayé d'y répondre avec des éléments factuels, mais nous restons prudents parce qu'il faut remonter à des causes lointaines et nous n'avons pas forcément toutes les pièces du puzzle...

Qu'avez-vous constaté d'un point de vue économique ?

L'enrichissement est une dimension centrale car le moteur de l'esclavage est d'abord économique. Mais il a des retombées psychologiques importantes, il procure des bénéfices secondaires en plus des bénéfices économiques et psychologiques pour les esclavagistes que sont le sentiment de supériorité, de hiérarchisation, de racialisation. Ils peuvent ainsi arborer leur couleur blanche comme un privilège. Et puis sur le plan économique, on sait que l'esclavage a permis un enrichissement sans précédent de la société occidentale qui a profité non seulement aux Etats-Unis, à la Grande-Bretagne et à quasiment tous les pays européens, mais également à des poches de capitalistes au Brésil et même dans des pays à majorité noire. Dans ces pays, la richesse est détenue par des Blancs !

Les rapports sociaux sont encore aujourd'hui marqués par les stigmates de l'esclavage...

C'est sûr que le paternalisme n'est pas exclusivement une création de la racialisation puisqu'il y a eu des paternalismes dans les sociétés occidentales, mais il est certain que la racialisation a favorisé ce paternalisme, ce sentiment de supériorité et cette position de bienfaiteur qui reste très ambiguë avec des aspects très destructeurs pour l'estime de soi. Dans le paternalisme, il y a aussi une infériorisation, donc des conséquences négatives sur l'estime de soi.

Nos sociétés sont-elles capables de soigner ces stigmates psychologiques de l'esclavage ?

L'intérêt de cet ouvrage est qu'il ouvre des pistes de résilience. On ne pouvait évidemment pas rester sur une macération dans la souffrance. D'ailleurs, on peut dire que la motivation première, initiale de cet ouvrage était d'en sortir, pas de se complaire ! Il n'y a aucun masochisme dans notre démarche ; nous sommes d'en la perspective d'en sortir...

Pouvez-vous affirmer que la société actuelle va mieux ?

Bien sûr ! La résilience a commencé depuis l'esclavage et la résistance des esclavisés ! Toutes ces personnes réduites en esclavage avaient en tête, pour objectif de leur vie, la liberté ! Ils voulaient s'en sortir et devenir libres, devenir indépendants de cette habitation, de cette plantation pour devenir libres, libre de soi-même, de son corps et de sa pensée. Et aujourd'hui, nous pouvons maintenant nous atteler à la décolonisation des esprits. L'enjeu est désormais psychique. Il est évidemment économique, je n'en disconviens pas puisque l'on parle de nécessaires réparations, mais l'enjeu est surtout psychologique...

Comment voyez-vous les choses ?

D'abord : black is beautiful ! Tout ce qui a été fait pour changer le logiciel, redorer l'image du Noir... Maintenant que nous arrivons à un équilibre, il faut utiliser les contre-arguments scientifiques parce que cette racialisation a été fabriquée et confirmée par la science et tous ceux qui ont travaillé au XIXe siècle sur l'anthropométrie raciale... Même la génétique de l'intelligence a été utilisée pour justifier la hiérarchisation raciale, mais également sexuelle... Les Noirs comme les femmes et d'autres populations ont alors été considérés comme inférieurs aux mâles blancs. Il a fallu restaurer la vérité scientifique. Il faut maintenant que l'intériorisation de cette vérité soit faite comme on a restauré la culture, l'histoire, la pensée des esclaves dans tous les pays post-esclavagistes... C'est maintenant que le travail de résilience se fait et, bien entendu, il faudra que cette résilience trouve aussi son support sur un plan institutionnel, qu'elle soit enfin actée.

Ces questions intéressent bien sûr les héritiers de l'esclavage colonial, mais n'intéressent-elles pas aussi les héritiers européens de cette histoire ?

Nous n'avons pas minimisé l'impact psychologique de l'esclavage sur les populations européennes puisque la hiérarchisation raciale est directement l'héritière de l'esclavage. Avant le XVe siècle, la notion de blanc et de noir était fort peu pertinente. On connaît d'ailleurs très mal la couleur de peau de certains empereurs romains... Et aujourd'hui, il est clair qu'il y a, aux deux extrémités du fouet, une racialisation de la pensée de sorte que, chez les Européens, il y a l'héritage d'une certaine assurance, d'une certaine arrogance et de la conviction de la hiérarchie qui perdure et qui s'est même largement étendue ailleurs.

De la même façon que perdure un sentiment de victimisation chez l'héritier de l'esclave ?

Moins parce que l'oubli et le déni ont joué leur rôle protecteur et ce n'est que maintenant que l'on exige la liberté d'accès à la véritable histoire. C'est vrai aussi qu'il y a une intériorisation de cette infériorité. Ce racisme intériorisé, contre soi-même, existe et peut même conduire à la haine de soi. En tout cas, il conduit souvent à la haine de l'autre Noir qui porte la faute d'être noir... L'autodénigrement est répandu au même titre que le dénigrement de l'autre Noir dans une projection psychologique facilement compréhensible. Ce qui est intéressant aussi à voir, c'est que le refus de savoir qui était partagé des deux côtés, s'atténue du côté des Noirs, des victimes qui ne veulent plus se considérer comme victimes, qui refusent pour beaucoup d'entre eux cette victimisation. Ils relèvent la tête et soulignent l'importance des révoltes d'esclaves, des insurrections qui ont permis l'abolition de l'esclavage.

Propos recueillis par FXG, à Paris

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