Le CM98 lance une fondation Esclavage et réconciliation
Serge Romana, président du Comité pour la marche du 23 mai 1998 (CM98), lance avec des personnalités comme Bernard Hayot la fondation Esclavage et réconciliation dans le but d'apaiser les mémoires alors qu'est célébré aujourd'hui à Paris la journée nationale de commémoration de l'esclavage, de la traite et de leurs abolitions. Interview.
"La fracture mémorielle, c'est se battre au nom de l'histoire"
Pourquoi une telle fondation ?
Pour soutenir et amplifier le travail que l'on a commencé depuis vingt ans. Le CM98 est un entrepreneur de la mémoire, la fondation aidera le travail des entrepreneurs de la mémoire.
N'est-ce pas le rôle du Comité national pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage ?
Le CNMHE doit être le bras armé de la politique mémorielle du gouvernement. Cette politique, pour pouvoir être juste, doit faire l'objet de discussions avec les entrepreneurs de mémoire sur le terrain. Pour la mémoire de la Shoah, ce sont les déportés et leurs enfants qui se sont pris en main. L'idée qui est née avec le CM98, qui est que nous sommes des descendants d'esclaves, soit on l'accompagne vraiment et on améliore les choses, soit on le fait un petit peu et on maintient les divisions.
Jusqu'à présent, ça a surtout donné des bananes jetées à Mme Taubira et les quenelles de Dieudonné !
Exactement, des bananes et des quenelles... C'est la fracture mémorielle. La plupart des Français se foutent de l'esclavage parce qu'il n'a pas sévi sur le territoire de l'Hexagone et qu'ils ont d'autres problèmes. Et comme on ne leur parle pas de la République abolitionniste, ils ne voient pas à quoi tout ça sert ! Et ces Français voient des groupes activistes qui leur demandent des réparations. Ils se sentent culpabilisés et peu à peu l'esclavage devient un élément de division au sein du peuple français. Comme en plus, ils ne voient que des Noirs au jardin du Luxembourg, ça donne la fracture mémorielle. Lorsque vous ne considérez pas les victimes de l'esclavage, ce sont leurs descendants, voire des Français d'origine africaine qui se prennent pour des victimes. Alors, ils vous demandent réparation. Cela s'appuie sur la réalité d'aujourd'hui où sévit le racisme, l'exclusion, la discrimination. Alors là, on n'est plus dans le schéma de la lutte des classes, c'est au nom de l'histoire qu'on se bat. C'est ça la fracture mémorielle, se battre au nom de l'histoire. Il n'y a rien de plus dramatique.
Qu'attendez-vous du CNMHE ?
Un Comité digne de ce nom doit être une haute autorité dont il faudrait vraiment redéfinir les missions. L'actuel comité ne propose pas de politique mémorielle au gouvernement. Quelle est sa position sur l'inversion du stigmate de l'esclave, sur le travail généalogique, sur la façon dont il faut allier mémoire de l'abolition et mémoire des victimes ? Quelle est sa position sur les commémorations et les lieux de mémoire dans les territoires comme en province ? C'est invraisemblable qu'une commémoration nationale de l'esclavage n'aille pas au Panthéon pour honorer Victor Schoelcher, l'Abbé Grégoire, Louis Delgrès et Toussaint Louverture ! L'erreur congénitale du 10 mai est d'avoir voulu intégrer les deux mémoires, celles des abolitions et celles des victimes. Les Français de l'Hexagone ne peuvent pas se reconnaître là-dedans. Ce qui peut leur parler, c'est la mémoire de l'abolition. La République a établi le suffrage universel et aboli l'esclavage ; soyons fiers de ce que les révolutions républicaines ont fait ! Le rôle du CNMHE n'est pas le passé chocolat ! Le 10 mai devrait être un outil politique pour pouvoir dire aux jeunes qu'ils vivent dans une République qui, lorsqu'elle applique ses valeurs, abolit l'esclavage. Voilà ce qu'on est en droit d'attendre du CNMHE.
La fondation esclavage et réconciliation n'a pas pour vocation d'endosser la mission du CNMHE, alors quel est son rôle ?
L'esclavage aux Antilles ou à la Réunion a été source de division profonde. Ce qui a été malheureux par rapport à la Shoah ou au génocide arménien, c'est que les Juifs comme les Arméniens existaient avant ces tragédies. Nous n'existions pas avant l'esclavage. Il y a 380 ans de présence française aux Antilles dont 213 ans d'esclavage. C'est le temps de fondation de ces sociétés, un temps dramatique qui a été qualifié de crime contre l'humanité. Les Antillais, les Guyanais, les Réunionnais sont nés dans un crime. Avec une telle naissance, lorsque l'esclavage disparaît, chacun veut oublier. Mais aucun n'a oublié la violence, la souffrance, la haine, le rapport conflictuel avec ceux qui, dans le passé, étaient en position antagoniste. Ce qui en a résulté, c'est la honte des origines, une intense atteinte de l'estime de soi, un ressentiment très profond, une incapacité d'affiliation... Un peuple qui ne peut pas s'affilier à ses aïeux est un peuple en errance identitaire, incapable de produire un projet commun. C'est impossible !
Votre projet ?
D'abord la réconciliation des descendants d'esclaves avec eux-mêmes, avec leurs aïeux. C'est le gros travail de généalogie que nous avons fait avec le CM98. Les gens ne veulent pas entendre parler de l'esclavage ; nous ne leur parlons que de l'aïeul qui a été le premier à porter leur nom. Cette approche de l'esclavage n'est pas idéologique ni historique, c'est une approche familiale et c'est que nous avons trouvé de mieux pour rapprocher les gens de leur histoire, par leur famille. Ils voient des hommes politiques qui honorent leurs grands-parents — je dis bien leurs grands-parents, pas des ancêtres imaginaires, ceux que recherchaient Césaire — qui ne sont donc pas des gens honteux ! C'est ce que nous disons avec la formule "limyè ba Yo". Cette force nous a permis de ne plus avoir de problèmes dans nos discussions avec les békés, mais également avec les Africains. Lorsque le roi d'Abomey, le descendant de Ghézo (1818-1858, NDLR), l'un des plus grands négriers, m'a présenté ses excuses, je lui ai demandé : "Pourquoi ? Je suis en vie... Je ne suis pas venu pour ça ; l'histoire est comme elle est. Des élites africaines et européennes ont fait la traite et je ne vais pas refaire le match !" A Ouidah, nous aurons une stèle sur un terrain près de la porte des départs pour ramener chez elles les 11000 personnes nées en Afrique que nous avons trouvées dans nos recherches. Ca, c'est de la réconciliation avec l'Afrique.
Et la réconciliation avec les békés ?
Il y a deux ans, nous étions place de la Bastille, nous étions avec le Béninois Serge Ghézo, le béké Dominique de la Guigneraye et moi-même. Et nous avons pu le faire parce que nous avions près de vingt ans de travail et de réflexion derrière nous. Ca ne me gênait pas d'être à côté de Dominique de la Guigneraye à condition qu'il reconnaisse nos aïeux comme des victimes de l'esclavage. La fondation va dans ces trois directions ! Réconciliation avec nous-mêmes, avec l'Afrique et avec les autres composantes de nos sociétés, comme la communauté indienne. Parmi les signataires de l'annonce officielle de la fondation, il y a tous ceux-là. Nous ne voulons pas abolir la lutte des classes, mais simplement, cesser de considérer dans un conflit social les individus par rapport à la position qu'occupait leurs aïeux dans le temps. Sans cela, nous ne réglerons rien.
N'est-ce pas trop insister sur le passé ?
En dehors des problèmes idéologiques, de filiation, d'apaisement de mémoire, il faut montrer que tout cela débouche sur de l'économie, du développement. L'un des objectifs de la fondation est le soutien au tourisme mémoriel. Si nos pays arrivent à développer ces infrastructures, ils deviendront des pays de témoignage de cette histoire-monde qu'on ne doit pas oublier. Mais on doit montrer que cette histoire, violente, a été à la base du développement des sociétés capitalistes modernes et qu'on est capable malgré les drames de construire ensemble, sans refaire le match. Le MACTe, en Guadeloupe, va devenir une étoile qui va briller comme Yad Vaschem brille sur la mémoire de la Shoah, mais il ne brillera pas sans ramifications, sans l'aménagement des lieux de mémoire partout. Le tourisme mémoriel peut lui aussi participer au développement économique et là, on est dans le bon.
Vous avez fédéré des personnalités comme Bernard Hayot, Eric de Lucy ou José Gaddarkhan, mais il n'y a pas de personnalités comme Elie Domota du LKP, pourquoi ?
Tout d'abord, c'est une fondation et une fondation est un lieu où l'on apporte de l'argent, ce n'est pas un lieu de débat... Nous voulons avoir des fonds qui viennent d'Afrique, des Etats-unis, de France... Alors oui, il manque Elie Domota... Mais également les hommes et femmes politiques parce que c'est un sujet extrêmement clivant. Certains ont voulu signer pour cette fondation, c'est trop tôt.
Quelle sera la place des Réunionnais ou des Guyanais dans cette fondation ?
C'est une question de moment. Nous avons quasiment fini l'élaboration du mémorial national des victimes de la traite et de l'esclavage qui sera soumis au gouvernement. Il concernera, sur un lieu public prestigieux à Paris, la mise en valeur des 200 000 "prénoms matricules noms" donnés aux Guadeloupéens, Martiniquais, Guyanais et Réunionnais. Pour cela, nous travaillons déjà avec des Guyanais comme Serge Mam Lam Fouk et avec des Réunionnais comme Bruno Maillard. Les rapprochements se font autour de projets concrets.
Propos recueillis par FXG, à Paris