"L'habilitation à dessiner des frontières qui libèrent, Jet d'encre
Fabrice Birota, Serge Domi, Max Tanic signent chez Jet d'encre un essai intitulé "L'habilitation à dessiner des frontières qui libèrent". Un essai qui offre une réflextion sur les soubresauts actuels du monde et qui propose une politique de voisinage qui libère les frontières de la diversité.
"Se dessine aujourd’hui un moment archipel"

Quand vous avez eu l'envie d'écrire cet ouvrage, votre pensée était-elle orientée sur la philosophie du Tout-monde d'Edouard Glissant ou sur les navires chargés de migrants en Méditerranée ?
Glissant aurait très certainement poussé un cri énorme d’indignation en regardant ces naufrages de la migration aux portes de l’Europe. Il aurait sans doute voulu interpeller le monde entier en prononçant de son verbe inégalable une chronique aussi acerbe que juste pour pourfendre l’indifférence devant le repli sur soi du vieux continent. Glissant n’aurait pas réagi ainsi seulement parce qu’il concevait le monde dans sa globalité, ce qu’il a si efficacement qualifié de tout monde, mais parce que tout comme lui, nous sommes des écorchés vifs. Et si nous feignons parfois d’oublier que nous sommes, nous aussi, descendants et pères et mères de migrants, nous savons bien que notre histoire commune, notre futur connaîtra de nouvelles migrations.
C'est l'indifférence, le danger ?
Nos territoires sont devenus des lieux où règne l’indifférence avec une désertion des responsabilités face aux défis du temps présent et une pathologie envahissante du contentement. Et on ne s’imagine pas à quel point toutes ces considérations, ces souffrances sont présentes dans notre quotidien avec le basculement de notre société dans le vieillissement, choc démographique à l’épreuve des transitions que nous vivons souvent en silence, ou parfois de manière éruptive comme en 2009 aux Antilles ou en 2017 en Guyane.
Les naufrages que nous pouvons vivre dans les déplacements du monde d’aujourd’hui nous interpellent sur l’urgence à chercher, bâtir, fonder, une alternative à la désespérance qui s’installe face notamment aux désastres climatiques annoncés.
A la lecture de votre livre, on est renvoyé dans un va et vient entre la mer des Caraïbes et son histoire esclavagiste et "toutes les mers du monde" aujourd'hui....
Le mouvement mondial des communautés et des individus, plus visible dans le va et vient sur toutes les mers du monde, bouscule les rigidités et les conformismes systémiques. Nous avançons l’idée que se dessine peut-être aujourd’hui un moment archipel. Nous pensons en effet que les trajectoires d’archipels pourraient accompagner la faculté ou l’habilitation à dessiner des frontières qui libèrent. Ce sont des trajectoires qui recèlent une dynamique relationnelle capable de s’affranchir des crispations et des sempiternels enfermements générés par l’État-Nation. C’est une dynamique de l’épanouissement humain qui repose sur la capacité à travailler la diversité.
Avez-vous pensé à l'ouvrage de Chamoiseau et Glissant, "Quand les murs tombent", écrit avant la crise de 2009, quand vous-même écrivez votre texte concommitamment aux événements de Guyane ?
Chamoiseau et Glissant n’ont pas pointé dans leurs ouvrages de l’époque combien l’antimonde gagne du terrain. C'est-à-dire ces espaces informels, illégaux, dérogatoires, nés de la complexité et du choc frontal des vivre ensemble. En contrepartie du tout-monde mal compris, on veut partout sur les continents ériger des frontières. Et des murs devront continuer de tomber ; des barrières mentales, chez nous comme sur les continents, si l’on veut prévenir l’implosion des territoires, le démembrement des républiques. Car ici et là nous continuons de conjuguer repli sur soi et rivalité mimétique avec en France une suradministration du territoire qui jugule l’expression du moment autonomie. Il y a nécessité, grande nécessité, on l’a vu avec la Catalogne, à donner de l’élasticité au lien tutélaire.
Que faire alors face à la suradministration des tutelles ?
Nous devons élaborer une mise en réseau donnant de la densité et de la fluidité aux échanges avec le monde qui entoure nos territoires protéiformes. C’est dans les termes d’une question fédérale que nous envisageons la saison des nouveaux commencements ; plus exactement au sein de ce que nous appelons l’archipélisation des continents qui annonce une nouvelle organisation des territoires en espace d’expression de relations autonomes et choisies.
Cette problématique d’une autre mise en relation de nos territoires, prend racine dans cette incapacité à une projection sociétale commune. Il y a là, comme une impossibilité à articuler projet de société et modèle économique efficient, opérant, performant. Car nous habitons un mode de fonctionnement schizophrénique qui entretient une fêlure majeure entre la sphère politique et la sphère économique.
L'avenir que vous rêvez pour ces lieux archipels doit-il être le même que l'Europe doit se construire face à la crise migratoire ? Et n'est-ce pas cette crise de l'accueil en Europe que vous nommez "crise de la responsabilité" en Caraïbe ?
La mondialité, c’est l’aventure sans précédent qu’il nous est donné aujourd’hui de vivre dans un monde qui, pour la première fois, réellement et de manière immédiate, foudroyante, se conçoit de façon multiple et unique et inextricable. Mais c’est aussi la nécessité pour chacun d’avoir à changer ses manières de concevoir, de vivre et de réagir, dans ce monde tel qu’il est, dans ce monde tel qu’il va.
Nous croyons que les lieux archipels peuvent nous aider à affronter cette nécessité. Du fait de leur propension à soutenir le divers du monde. Du fait de leur propension à faciliter la navigation des idées. Du fait que ces lieux archipels fixent et dessinent des mises en commun inattendues. Partout, les insularités constituent de sérieuses ressources pour la composition de territoires complexes. Et le projet de découverte que nous proposons à nos enfants repose sur le partage des connaissances de cette dimension essentielle du monde qu’est le moment archipel…
Comment saisir ce moment archipel ?
Le devenir des territoires passe par l’élaboration de réponses communes et fédérales face à un certain nombre de défis transversaux résultant de l’érosion de biodiversité provoquée par le peuplement chaotique, de l’ignorance des explorateurs, l’empreinte des indifférences et la cupidité de l’homme machine.
Notre responsabilité est un devoir d’inventaire et d’extraction de nos biodiversités. Il y a enfin urgence à transformer en bien commun d’exception la formation des interdépendances entre archipels en développant une politique de voisinage qui libère les frontières de la diversité.
Comment éclairer le monde sur son avenir et les phénomènes migratoires, comment renverser les peurs ?
Derrière le cynisme de Tocqueville qui voyait la réduction de « chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger », se pose la question de l’avenir possible des nations sans État. Il nous faut survivre à l’ère des rapprochements de tous avec tous sur les réseaux sociaux qui est aussi l’ère de la privatisation, de l’individuation des rapports sociaux et de la relation, rendant ainsi chaque jour plus indispensable le devoir de mémoire, de lutte contre tous les obscurantismes et de ce repli sur soi qui favorise la reproduction de ceux qui gouvernent et qui ne veulent pas quitter le pouvoir.
Propos recueillis par FXG, à Paris