Alain Jean-Marie et André Condouant au théâtre de Neuilly samedi 14 janvier 2012
Kréyol-jazz au théâtre de Neuilly (92)
Les dieux du swing kreyol et de l’improvisation donnent rendez-vous au théâtre de Neuilly-sur-Seine, samedi 14 janvier, pour une soirée unique. A l’affiche, le duo Alain Jean-Marie et André Condouant (Guadeloupe), Mario Canonge et Tangora (Martinique), Jowee Omicil (Haïti), Dominique Leblanc (Guyane) et Jamy Pedro (Réunion). C’est exceptionnel.
La biguine réflexion aura la part belle avec André Condouant et Alain Jean-Marie. Ces deux monstres sacrés de la musique guadeloupéenne unissent leurs partitions ce samedi au théâtre de Neuilly-sur-Seine, à l’occasion de la seconde édition du festival de Kréyol-Jazz. Cette soirée, placée sous le signe de la solidarité, mettra en avant les diamants étincelants du jazz d’outre-mer et la musique sera aux confluences du jazz, du latin-jazz afro-caribéen, du kreyol-jazz et de la biguine Wabap. L’Haitien Jowee Omicil, chanteur de vaudou, clôturera la partie antillaise du spectacle. Le voyage nous emmènera aussi dans l’île Bourbon avec Jamy Pedro et son style très pêchu après une escale en Guyane avec le pianiste Dominique Leblanc.
ITW André Condouant et Alain Jean-Marie (photos : AJ)
« C’est à cause de l’esclavage que le jazz est né »
Vous arrivez à Paris, l’un en 1957, l’autre en 1973. Quels souvenirs gardez-vous de cette époque ?
André Condouant : En 1957, c’était la fin des années bonheur pour les Antillais à Paris. La guerre avec l’Algérie avait commencé, les Antillais n’avaient plus la côte. C’est à cette époque que j’ai eu l’occasion de rencontrer tous les géants antillais, même ceux de l’avant guerre qui étaient encore vivants. C’était une époque d’espoir pour la France et pour les Antilles. Mon séjour à Paris n’a duré que cinq ans, de 1957 à 1962. Cette année-là, je suis parti en Scandinavie avec Gérard Laviny. Je suis resté à Stockholm et Gérard est revenu à Paris. J’ai alors beaucoup travaillé avec des musiciens américains qui m’ont vraiment formé à la musique que je joue maintenant, la musique de référence pour le peuple noir. Je me suis attaché à cette musique et c’est là que j’ai appris mon métier, comme il faut, comme il se doit.
Alain Jean-Marie : En 1973, en arrivant à Paris et je me suis pressé pour allez saluer Robert Mavounzy et Albert Lirvat à la Cigale. Ce jour là, le pianiste du groupe prenait sa retraite et j’ai été engagé le lendemain. C’est une chance extraordinaire que j’ai eu d’être engagé à la Cigale le lendemain du jour où je suis allé dire bonjour à ces deux grands musiciens. C’était un bonheur de jouer tous les soirs la musique de jazz. Ca avait toujours été mon rêve. A la Cigale, j’ai appris tous le répertoire, depuis le jazz de la Nouvelle Orléans jusqu’au be-bop. Par la suite, il y avait des musiciens qui passaient, des Français, des Américains… Mais, le plus important surtout, c’est que je jouais tous les soirs du jazz. Je me souviens que j’habitais un hôtel à Pigalle, rue Fontaine, place Blanche. A cette époque, j’étais bien, content de ma vie, de la façon dont je vivais.
Quel est, selon vous, l’héritage de la musique antillaise ?
André Condouant : Notre patrimoine se rattache sur le plan musical à la référence américaine. Il n’est pas branché sur la musique européenne. La musique classique a été un certain moment une musique populaire, mais c’est une musique qu’on étudiait dans les facultés. Tandis que la musique qui vient des Etats-Unis, qui vient des Noirs américains, c’est notre héritage. C’est de cette musique-là que nous sommes sortis avec la biguine. La biguine vient des Etats-Unis, elle ne vient pas des Antilles. On la joue parce qu’il y a beaucoup de Guadeloupéens et de Martiniquais qui ont immigré aux Etats-Unis, en Louisiane, par exemple, et qui sont revenus aux iles en nous léguant cette musique. Nous l’avons adaptée à notre usage.
Alain Jean-Marie : J’ai joué très tôt de la musique de bal et je me suis rendu compte qu’en jouant la biguine on pouvait improviser tout à fait comme dans un style de be-bop. Je suis tombé amoureux du rythme be-bop dès l’âge de 12 ou 13 ans et comme j’ai joué de la biguine très tôt aussi, je me suis efforcé d’appliquer dans mes solos de biguine ce que j’entendais dans les disques. C’est un rythme qui swingue, qui tourne. Dans la musique antillaise, ce swing est une improvisation qui peut être jouée dans un style be-bop. Je pense aux gens comme Édouard Bernard, Fred Fanfant, Robert Mavounzy qui jouaient la musique antillaise avec un feeling jazz be-bop. C’est une musique qui vient des Antilles avec les mêmes racines que le jazz. C’est la rencontre de l’Afrique et de l’Europe en Amérique. Toutes ces musiques ont une racine commune, que se soit le jazz, la biguine, la musique brésilienne, la musique cubaine, tout ça c’est la même histoire.
Vous avez joué tous les deux avec Al Lirvat. Que vous a apporté cet homme ?
André Condouant : J’ai rencontré Albert Lirvat en 1957 et Alain Jean-Marie l’a rencontré dix ans après. J’ai recommandé Alain à Albert Lirvat quand je l’ai entendu en Guadeloupe. Je lui ai dit : « Si jamais tu as l’intention de partir d’ici pour aller à Paris, dirige-toi directement à la Cigale… » Je savais qu’Albert avait toujours besoin de musicien. Je lui ai dit d’aller voir Albert de ma part. Albert m’a aussi donné ma chance à Paris, en tant que jeune bassiste. J’ai beaucoup d’admiration et de reconnaissance pour cet homme. Il était la porte d’entrée en France de tous les musiciens antillais et guyanais. C’était Albert… Le grand chef d’orchestre de la Cigale.
Alain Jean-Marie : Nous avons joué ensemble, mais pas avec Al Lirvat. Ce dernier était le chef d’orchestre de la Cigale. C’était un musicien formé et complet, celui qui pouvait jouer le trombone, la guitare et qui écrivait des arrangements. Même sur la biguine, il a conçu la biguine wabap qui mélangeait les trouvailles de la musique be-bop à la biguine. C’était dans les années 1960… Lirvat connait aussi bien le jazz que la musique antillaise. C’était quelqu’un d’important dans ma vie, un homme très rigoureux dans la pratique de la musique et un chef d’orchestre pour qui tous les musiciens avaient beaucoup de respect.
Vous voici réunis à Paris. Comment abordez-vous ces instants ?
André Condouant : On va faire comme si c’était hier ! On est toujours resté simple. On fera comme d’habitude en donnant ce qui nous vient du cœur. Le public sent qu’il y a quelque chose entre nous. Ce n’est pas comme dans le zouk... Le zouk est une musique massive où la masse a suivi… Quelques années plus tard le public de zouk a vécu et vieilli et il commence à se retirer petit à petit vers autre chose. La musique d’Alain n’a pas d’époque, c’est une musique qui demeure dans la durée. Notre musique est une musique qui est dans le temps, qui dure.
Alain Jean-Marie : J’ai connu André dans las années 1970. On s’est rencontré chez Deb’s à Pointe-à-Pitre. C’est un grand jazzman dont la musique est ancrée dans le blues. J’ai beaucoup appris avec lui. Nous nous sommes retrouvés à Paris dans les années 1980, au Petit Opportun et d’autres clubs de la capitale. Nous avons beaucoup joué de jazz ensemble. Je suis très heureux de retrouver André avec qui je n’avais pas joué depuis pas mal de temps.
André Condouant : Nous avons entrepris lui, moi et Albert avant nous, de transformer la musique antillaise, de la faire progresser sur le plan harmonique et qu’elle soit reconnue et jouée dans le monde entier. Alain est le premier à créer la réflexion sur la biguine. Les musicologues se sont penchés sur son album Biguine réflexion et ont déclaré sa musique d’avant-garde. Il a pris la biguine par le bas et il l’a envoyée tout en haut. C’est un bonhomme grandiose, un génie.
Drogue, alcool sont-ils nécessaires à la création ?
André Condouant : Aujourd’hui, les jeunes prennent de la drogue pour s’éclater. Mais à l’époque, on cherchait une porte de sortie et on voulait faire comme les grands musiciens qui ont pris des trucs pour s’ouvrir l’esprit et pas pour faire du vagabondage ou des trucs contraires à la morale. C’est dans ce sens que les musiciens venaient à la drogue. Coltrane, Charlie Parker, tous ces grands musiciens américains qui ont ouvert les portes de la musique moderne ne sont plus là, mais ils ont laissé leurs œuvres. Si vous n’avez pas de difficultés existentielles, vous n’avez pas de problèmes de survie, ce n’est pas la peine d’aller dans la drogue... Mais un jeune artiste qui cherche le moyen de lutter contre le système, contre la misère, s’il prend un truc pour étudier, voire s’ouvrir l’esprit, comprendre, il ne faut pas le blâmer, il faut l’aider au contraire.
Alain Jean-Marie : On n’a absolument pas besoin ni d’alcool, ni de drogue, ni de quoi que ce soit pour faire de la musique. Cela n’est pas indispensable. Maintenant ça fait partie d’un univers qui est celui de la personne elle-même. Ca n’a rien à voir avec la musique. C’est une question d’équilibre personnel. Ça n’apporte rien à la musique mais ça peut aider quelqu’un dans sa vie personnelle, en dehors de la musique. La musique est en dehors de ce genre des choses. Ça n’apporte rien à la musique. Je parle de musique, je ne parle pas des personnalités.
Que pensez-vous des expérimentations de la nouvelle vague des musiciens antillais ?
André Condouant : Ce qu’ils font, les anciens l’ont fait avant eux. Qu’est ce qui change véritablement dans les arts ? Il y a beaucoup d’artistes qui croient que jeter un bout de peinture ou mouiller une toile avec de la peinture, ça fait une œuvre d’art. Il faut que les jeunes se basent sur le passé pour progresser vers l’avenir. Nous, les musiciens, nous sommes là pour encourager, pour donner aux gens l’envie, l’espoir de continuer à vivre, de continuer à créer des choses nouvelles.
Alain Jean-Marie : Dans chaque époque, il y a des gens qui sont doués et qui émergent. Il y en a beaucoup qui sont plus jeunes que moi et que je respecte tel Mario Canonge, Grégory Privat, Fred Deshayes avec le groupe Soft ou Jean-Marie Lechenel… Ce sont des gens vraiment talentueux que je respecte.
Quel genre de musique vous rêviez de créer ?
André Condouant : C’est en pianotant sur mon piano que me vient l’idée de créer une œuvre qui sera enregistrée dans dix ans, soit par moi, soit par un autre. Je ne suis pas assis en cherchant à créer. La musique se présente devant moi, elle surfe. Et moi, je ne fais que la piquer (rire, ndlr). Rien ne se perd, rien ne se crée dans la vie, tout vient de Dieu. C’est à l’homme de découvrir. Il faut que les gens réfléchissent sur la musique et qu’elle les emmène dans un autre univers sur le plan de la pensée. Je voudrais que les gens se posent des questions.
Alain Jean-Marie : Biguine ou jazz, cela n’a pas d’importance. Il me faut simplement trouver le son qui m’intéresse et pouvoir improviser avec la plus grande liberté possible, même si c’est dans des structures. Ce qui est vraiment important pour moi, c’est de trouver mon son et pouvoir jouer librement quel que soit le contexte musical à condition que ça ait toujours un rapport avec le jazz, car le jazz, c’est ma passion.
Qu’est ce que le jazz ou le kréyol-jazz ?
André Condouant : Le mot jazz est un mot péjoratif des Blancs contre la musique des Noirs, comme on pouvait dire au sujet de la musique des Antillais quelle était de la musique « blocoto », de la musique à nègre. Pour les Blancs américains, la musique noire de l’époque était du jazz, c'est-à-dire que les Noirs jazzaient avec ce swing et ce n’était pas bon... Et, au fur et à mesure, on a vu cette musique devenir la musique classique du 21e siècle, la musique de référence. Les racines du jazz viennent d’Afrique sur le plan rythmique et quelque fois sur le plan harmonique parce que la gamme pentatonique vient du continent noir. Le kréyol-jazz est une formule qui se réfère à la musique des Noirs américains. C’est une musique qui, par essence même, parle de souffrance de l’âme humaine, de l’âme des Noirs. Cette musique est sortie de la souffrance, elle n’est pas sortie du bonheur. C’est à cause de l’esclavage que le jazz est né.
Alain Jean-Marie : Avec Dizzy Gillespie et le latin jazz, avec la bossa nova et la musique brésilienne, le kréyol jazz existe depuis bien longtemps. Maintenant, ça permet aux jeunes musiciens d’apporter leur pierre aux monuments du jazz. C’est une bonne chose parce que le jazz enrichit toujours toutes les musiques. Le jazz est une musique de liberté et de partage. Moi, j’aime partager cette musique avec le public.
Propos recueillis par Alfred Jocksan (avec FXG)