Case départ, l'interview d'Eboué et Ngijol
ITW de Fabrice Eboué et Thomas Ngijol, réalisateurs et comédiens de Case départ
« L’idée n’était pas de rire des esclaves mais s’intéresser au décalage philosophique »
« Case départ » sort mercredi 6 à Paris (le 17 juillet aux Antilles). Il pourrait, et mériterait, d’être le carton de l’été au cinéma. Comme Roberto Benigni dans « La vie est belle », Fabrice Eboué et Thomas Ngijol ont choisi la comédie pour s’attaquer à un sujet dramatique, l’esclavage. C’est une première.
Le film n’est pas un enchaînement de sketches. Il a un véritable scénario. Sans concession pour les uns et les autres, il raconte l’histoire deux frères antillais. L’un essaie d’être plus blanc qu’un Blanc pour s’intégrer. L’autre, « racaille de banlieue », se victimise pour ne rien faire. Transportés dans le passé après avoir déchiré l’acte d’affranchissement de leurs ancêtres, ils se retrouvent esclaves… Interview.
Pourquoi n’avez-vous pas lancé le film depuis les Antilles ?
Fabrice Eboué : Pour une raison pratique. Ce n’était pas possible d’un point de vue emploi du temps.
Thomas Ngijol : Il y a aussi eu des raisons liées au tournage… (voir encadré)
Selon vous quel impact aura-t-il ?
Fabrice Eboué : Le premier objectif est de faire rire et de rassembler un maximum de monde dans les salles. Ensuite, il y a le fond du film. Nous voulions parler des questions qui commencent à nous empoisonner en revenant en permanence sur le devant de la scène : intégration, immigration, quotas. Passer par cette période douloureuse était plus facile pour mettre le présent en lumière. L’idée était d’aller plus loin dans la douleur pour parler des petites choses d’aujourd’hui.
Vous pensez que ces questions sont plus dans l’actualité qu’il y a quelques années ?
Fabrice Eboué : Elle parle d’elle-même. Il y a Marine Le Pen, l’extrême droite décomplexée. Ensuite, tous les dérapages de Claude Guéant, Brice Hortefeux ou Nicolas Sarkozy. Avec l’histoire des quotas, on est quasiment revenus à la classification ethnique. On a l’impression que les deux prochaines élections vont se jouer sur ces questions.
Nicolas Sarkozy voulait tourner la page de la repentance, trop importante sous Chirac. Vous, vous pensez qu’il faut passer par-là ? Regarder l’histoire en face pour avancer ?
Fabrice Eboué : C’est le drame de la France. Au lieu d’être capable de dire « il s’est passé ça et ça dans le passé », on préfère faire des grands discours en disant que l’Afrique n’est jamais entrée dans l’histoire. Thomas et moi avons grandi avec des parents infirmier, sociologue ou médecin. Ils ont eu une rancœur envers ce pays. Il est important que le passé soit clair pour pouvoir faire table rase. Sinon les choses ne peuvent pas évoluer, certains ont de l’amertume, d’autres s’en servent comme alibi.
Y a-t-il une nouvelle forme de racisme ?
Fabrice Eboué : Nous sommes plutôt dans l’air de la discrimination. Racisme est peut-être un mot trop violent aujourd’hui. Sinon on ne fait plus de différences avec des gens qui ont pu être fouettés et traités de sale nègre. La discrimination est plus sournoise. Finalement, je préfère qu’on me dise « sale nègre » plutôt qu’on me refuse un emploi ou un appartement. Au moins, je sais à qui j’ai affaire. La discrimination empêche l’intégration.
Des scènes ont-elles été difficiles à tourner pour les acteurs noirs ou blancs ? Y a-t-il eu de la gène ?
Fabrice Eboué : Oui, la scène du marché. L’acteur qui jouait le vendeur d’esclaves nous disait : « Les gars, ça me fait vraiment bizarre ». Il était entouré de Noirs enchaînés. Il y avait un petit malaise, surtout que nous avons joué sur un ancien marché. C’était comme revenir deux cents ans en arrière.
Thomas Ngijol : Il n’y a pas vraiment eu de gène entre acteurs. Plus avec les figurants cubains.
Fabrice Eboué : Ils vivent la misère au quotidien dans un pays qui a connu l’esclavagisme. La scène de la cale du bateau avec les Noirs enchaînés a été très forte.
Vous avez pris parti de rire sur un thème extrêmement sérieux comme dans Papa Schultz ou La vie est belle…
Thomas Ngijol : On ne voulait pas rire de l’esclavage. Mais on rigole plus facilement de choses dramatiques. L’histoire nous a aussi permis de pointer du doigt la vie de deux mecs.
Fabrice Eboué : L’idée n’était pas de rire de l’époque ou de la douleur des esclaves. Nous étions intéressés par le décalage philosophique. On voit un mec essayer de faire le « caniche rose » et qui comprend tout d’un coup qu’à l’époque c’est un nègre et point barre.
Justement, pouvez-vous décrire vos personnages…
Fabrice Eboué : Régis est une sorte de Brice Hortefeux noir. Il est allé au-delà de l’intégration. Il a totalement rejeté sa négritude et ses origines antillaises. Son mal-être se traduit par une certaine agressivité dès qu’il croise quelque chose d’un peu coloré…
Thomas Ngijol : Joël est un peu une racaille bête et méchante. Il est dans une posture victimaire. Il pense qu’il ne trouve pas de boulot ou qu’il est contrôlé dans le bus parce qu’il est noir… En fait, c’est surtout une excuse pour ne rien faire.
Fabrice Eboué : C’est un film sans complaisance. Ce n’est pas les gentils Noirs maltraités par les méchants Blancs. On voit dès le début que les deux personnages sont des c…, en fait, plutôt des gars perdus.
Vous en croisez souvent des gens comme ça ?
Thomas Ngijol : Ca arrive. Moi-même, je suis passé par là. On passe toujours par une phase entre Régis et Joël. A Maisons-Alfort, j’ai croisé de vrais Régis et de vrais Joël. Ces personnages sont proches de nous, de nos familles. D’ailleurs, si le film ne marche pas, ce sera parce qu’on est noir ! (rire).
Les Etats-Unis ont beaucoup de grands acteurs noirs. Ce n’est pas encore le cas en France. Pourquoi ?
Fabrice Eboué : parce qu’on nous propose uniquement de jouer le rôle d’un mari malien qui a trois femmes et treize enfants ou d’un facteur à l’accent créole. En France, le producteur demande systématiquement pourquoi tel acteur est noir. Il faut justifier le fait qu’il soit noir. Mais, ça commence à changer.
Propos recueillis par David Martin (Agence de presse GHM)
Clin d’œil à Victor Schoelcher
Le fils de l’esclavagiste du film porte pour prénom Victor. C’est un hommage à Victor Schœlcher, père du décret d’abolition de l’esclavage de 1848. « Dans les salles, 90 % des gens ne s’en rendront pas compte. Pour les autres c’est un petit clin d’œil », souligne Fabrice Eboué. Le rôle est superbement joué par l'enfant Max Baissette de Malglaive.
Des débouchés à l’étranger
Un film comique sur l’esclavage, c’est du jamais vu. On est loin d’Amistad de Spielberg. Lors du festival de Cannes, le monde du cinéma a été interpellé. « Il y a de belles perspectives à l’étranger », pronostique Thomas Ngijol.
Le précédent Kassovitz
Le contexte est différent, mais, en quelques mois, Case départ est le deuxième film français a avoir dû trouver un autre point de chute pour son tournage en raison des réticences locales. Mathieu Kassovitz voulait tourner à Ouvéa « L’ordre et la morale » (sortie prévue à la fin septembre), un film qui revient sur la dramatique prise d’otages de gendarmes et le tout aussi dramatique assaut de la grotte où s’étaient réfugiés les Kanaks. Il s’est rabattu sur la Polynésie française.
Les acteurs aux Antilles du 17 au 22 juillet
Fabrice Eboué et Thomas Ngijol se rendront en Martinique et en Guadeloupe pour la promotion de la sortie du film.
DM