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Publié par fxg

Bertrand Dicale est journaliste à France-Info et critique musical

Bertrand Dicale est journaliste à France-Info et critique musical

Bertrand Dicale, journaliste, auteur de "Ni noires, ni blanches, histoire des musiques créoles" (Éditions de la Philharmonie) s'exprime sur le jazz créole au moment où Franck Nicolas cesse sa grève de la faim.

"Nous sommes ce grand désordre identitaire, profitons-en !"

Pensez-vous que Franck Nicolas dénonce à juste titre le sort fait aux musiques antillaises sur les scènes et les antennes hexagonales ?

Il y a une part peut-être un peu exagérée, mais ce qui est sûr c'est qu'il y a une difficulté dans l'identification des musiques antillaises et de manière générale des cultures antillaises en France.

Comment l'expliquez-vous ?

Historiquement, il y a eu des moments où la culture antillaise a été extrêmement présente dans la culture métropolitaine. A l'époque de Stellio, dans les années 30, il y a des musiciens d'Amérique latine, des Etats-Unis même, qui se font passer pour des musiciens antillais parce que les Antilles sont alors à la mode avec Alexandre Stellio ou Léona Gabriel. On a encore vécu ça dans les années 80-90 avec Kassav et le zouk, et tout un ensemble de groupes comme Zouk machine et de personnages comme Joëlle Ursull dans le sillage de Kassav. Mais là, il faut se demander si ce qui s'est passé n'était pas plus lié au genre, la biguine, le zouk, qu'à l'antillanité... C'est vrai que tout ce qu'ont dit Césaire, Glissant, Chamoiseau et même David Martial, fait que pour les Français les Antilles sont difficiles à identifier. C'est proche et c'est lointain... Tout le monde a l'impression de connaître. Tout le monde se dit : "Ah oui, les Antilles, le soleil, les accras de morue, la banane..." On a deux ou trois cartes postales mais ça ne va pas beaucoup plus loin et je pense que ça tient principalement à une espèce d'ignorance. Mais, la réalité de ce qu'est cette culture, de ce que sont les cultures créoles en général, est tout à fait ignorée des Européens et tout à fait ignorée des Africains. Je l'ai beaucoup vécu, notamment en suivant les tournées de Kassav, souvent en Afrique, vous avez des chefs d'entreprises, des intellectuels, des ministres qui imaginent que les Antilles, c'est juste un petit bout d'Afrique qui est quelque part en train de flotter dans l'océan Atlantique. Or, non ! C'est une culture spécifique, un type de culture... Les cultures créoles sont des cultures spécifiques dans l'histoire de l'humanité. Ce n'est pas de la culture africaine, ce n'est pas de la culture européenne... Et les Européens sont en ce sens comme les Africains, ils ont du mal à comprendre...

Il y a eu la biguine, puis le zouk... Aujourd'hui quelles sont les musiques antillaises qui traversent l'océan ?

Il y a des aventures individuelles, il y a de la littérature et puis tout le monde continue à jouer du zouk et à en danser ! Bob Marley est mort depuis plus de trente ans, mais tous les guitaristes, tous les batteurs et tous les bassistes en France, tous les musiciens de bal qui vont à la campagne, au fin fond du Limousin pour jouer de la musique de bal, ils savent tous vous faire un reggae ! Ces musiques ont été transmises et sont devenues des musiques européennes. J'ai connu une chanteuse qui avait sorti un premier album il y a quatre ou cinq ans. Je lui parlais de la jolie biguine qu'elle chantait et elle ne savait pas du tout que c'était une biguine, simplement que c'était de la musique de France... Effectivement la biguine avant la Seconde guerre mondiale, le zouk après... Des terres qui n'ont même pas un million d'habitants ne peuvent pas apporter une révolution musicale tous les cinq ans ! Ce qui vient des Antilles anglaises dans la culture britannique, hors Jamaïque et hors reggae, c'est l'arrivée du Calypso dans les années 50 ; mais les Anglais ne savent rien de Trinidad et Tobago.

Franck Nicolas qui a inventé le jazz ka regrette le manque de place fait en France au jazz créole. Qu'en pensez-vous ?

On fait un mauvais sort au jazz créole en France, mais comme à tous les sous-idiomes, comme à tous les genres à l'intérieur de cette immense machine qu'est le jazz américain, le jazz mondial. Le trompettiste Enrico Rava mêle de la musique traditionnelle italienne à son jazz, les jazzmen japonais utilisent un shamisen, un instrument traditionnel à trois cordes... Le fait de mêler une musique au jazz ne fait pas plus grande cette musique. Le jazz ka touche des gens qui sont touchés par la musique antillaise, mais pas nécessairement... Ce n'est pas parce que vous arrivez dans cet océan mondial du jazz en disant que vous avez un nouvel idiome, une nouvelle écriture, un nouveau style que ce style va s'imposer. Aujourd'hui, la plupart des Européens aiment le jazz américain, traditionnel, carré, conventionnel... Il en est du jazz créole comme de beaucoup d'expressions culturelles. Ceci étant Alain Jean-Marie, Mario Canonge en France, Jacques Schwartz-Bart aux Etats-Unis, ont des carrières. Ils sont présents ! Mais, ce n'est pas, encore une fois, parce que vous mettez votre part d'ombre sur cette musique que votre musique va être plus écoutée. Ce n'est pas pour ça qu'elle va l'être moins, mais ce n'est pas pour ça qu'elle va l'être plus ! Je me souviens d'avoir interviewé, il y a des années, Sony Rollins. Il avait mêlé beaucoup de calypso au jazz hard bop. Et si moi, comme Antillais, ça me séduisait énormément, il me disait que ça avait été une déception, que les gens à New York, ils préféraient un jazz plus urbain, plus dur, plus virtuose plutôt qu'une musique qui faisait danser et qui, par moment, leur rappelait la musique qu'ils avaient écouté à l'hôtel quand ils étaient allés passer des vacances aux îles Moustique !

L'apport des musiques traditionnelles dans le jazz pose-t-il toujours des problèmes ?

C'est la tragédie de la vie d'un autre trompettiste, un Breton qui s'appelle Eric Le Lann et qui a été considéré comme un des plus grands espoirs du jazz au début des années 1980. Et il n'est pas arrivé à faire entendre une fusion entre les musiques celtiques, son âme celtique, et le jazz. C'est le même problème pour le pianiste Didier Squiban qui, aujourd'hui, est plus connu pour son travail avec les musiciens et chanteurs traditionnels bretons comme Yann-Fanch Kemener que pour son travail dans le jazz !

Donc, faut-il conseiller à Franck Nicolas de laisser tomber sa conque de lambi ?

Non, pas du tout ! Je crois que le plus grand talent que nous avons collectivement, nous Antillais, c'est d'être polyglottes ! On n'a pas choisi. On est né à un carrefour. Nous sommes Européens, nous sommes Antillais, nous sommes Africains, nous sommes Américains, nous sommes tout à la fois ! Donc, nous pouvons par moment nous déguiser, nous maquiller, faire croire ou nous avouer que nous sommes dans une espèce de ressemblance avec la pureté. Le combat pour la spécificité est un combat personnel, mais on ne gagne pas toujours à ce que ce soit un combat public. Ce qui est intéressant aussi, c'est d'être l'autre, c'est d'être américain, d'être européen, d'être antillais, d'être tout ça à la fois. Mais vouloir dire : je ne suis que ça, c'est se mettre aussi dans une impasse. C'est ce que disait Edouard Glissant : on doit bien comprendre quelle est notre présence dans le monde ! Notre présence dans le tout-monde, elle est dans la relation, elle est dans le fait que nous sommes connectés avec notre conte du dorlis, avec la vraie vie mais aussi aux trompettes qu'il y avait à la cour de Louis XIV. Nous sommes à la fois et en même temps dans tous ces domaines là, donc profitons-en ! Et c'est vrai que c'est horriblement douloureux de ne pas réussir à faire comprendre quelle est notre spécificité, mais c'est au moins aussi enrichissant que de pouvoir naviguer, changer de masque, changer d'identité... Pouvoir dire : regardez-moi, je suis Français, je suis Américain, je suis l'Afrique, je suis tout ça ! C'est ça notre force ! Je pense que de toute façon et de toute manière et de tout endroit et, Glissant l'a dit encore mieux que moi, nous ne gagnerons jamais à essayer de faire croire que nous sommes purement quelque chose, que nous sommes uniquement quelque chose. Nous ne serons jamais purs, nous ne serons jamais uniques ! Nous sommes la relation, nous sommes ce grand désordre identitaire, donc profitons-en plutôt que d'en faire une douleur. Qu'on en fasse une richesse, qu'on en fasse un plaisir, qu'on en fasse une jubilation !

Propos recueillis par FXG, à Paris

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