Ethnographie des Kanak
Ethnographie des Kanak, 100 ans après
Réédité par Ibis presse, l’Ethnographie des Kanak de Roux et Sarrasin n’a pas encore rencontré son public.
Il y a cent ans, Fritz Sarasin et Jean Roux, deux zoologues suisses parcouraient la Nouvelle-Calédonie et les îles Loyauté durant 9 mois afin de poursuivre des recherches sur les « fondements premiers de l’histoire de la nature et de la culture », travaux entamés au Sri Lanka et en Indonésie, aux îles Célèbes (Sulawesi aujourd’hui) et aux Moluques. Ils étaient loin de cette « nostalgie du Pacifique », si forte chez nombre de leurs contemporains et, bien que zoologues de formation, leur travail va très vite devenir un travail d’anthropologie dans une optique évolutionniste. Sarasin voulait démontrer que l’ensemble de la Mélanésie était peuplée par les descendants d’une première population remontant très loin dans le temps... En 1929, leurs travaux sont publiés en langue allemande sous le titre Ethnologie des Neu-Caledonier und Loyalty-insulaner. Les échantillons rassemblés par les deux Suisses sont alors exposés au Völkerkunde Museum de Bâle. Ils deviennent vite la collection de référence sur l’ethnographie des Kanak, avec plus de 500 pièces. C’est ce travail, traduit en français, que proposent les éditions Ibis presse.
Le travail de Roux et Sarasin est dominé par son angle ethnographique, très proche des sciences naturelles, et non par l’ethnologie au sens moderne. Emmanuel Kasarhérou, directeur de la maison de la Culture Jean-Marie Tjibaou n’en a pas moins été frappé dans les textes de Sarasin, par son respect pour les gens. « Certaines paroles s’inscrivent bien dans son époque mais, croit pouvoir affirmer Christian Kaufmann, il n’était pas raciste et ne s’inscrivait pas du tout dans une théorie des races. » Sarasin aurait d’ailleurs pris ses distances avec l’anthropologie physique de l’école de Berlin quand celle-ci est devenue ouvertement raciste au moment de la montée du nazisme.
« Il y avait la crainte que tout disparaisse »
Roux et Sarasin ont effectué un véritable échantillonnage des arts et traditions Kanak et un recensement de toute la littérature existante avant 1920, y compris tout ce qu’ils ont pu trouver chez les missionnaires. Et cette littérature, ils la comparent aux objets et à leur utilisation. Ils sont les premiers anthropologues à avoir profité de Maurice Leenhardt. Celui-ci qui s’est installé en 1906 en Nouvelle-Calédonie, les a aidés à préparer leur voyage « car, explique Christian Kaufmann, Leenhardt a déjà en 1911 cette idée de créer une ethnographie Kanak. Leur intérêt n’est pas du tout celui de l’administration coloniale car cela relevait par trop d’un respect pour les traditions Kanak… » Les deux hommes, arrivés en Nouvelle-Calédonie avant la 1re guerre mondiale et la révolte de 1917, sont témoins de la misère coloniale. « On a introduit de l’alcool dans ces sociétés, rappelle Kaufmann, pour des raisons administratives, pour gérer la colonie… » Les Kanak sont alors dans une situation de quasi extinction. « Pour Sarasin, poursuit Christian Kaufmann, il s’agit de sauver ce qu’on voit encore car il pense qu’il y aura une science qui en aura besoin. Il ne pense pas encore aux hommes alors que le futur de la société Kanak n’est pas assuré à ce moment-là. »
Parmi les objets collectés, nombre d’entre eux ont complètement disparu aujourd’hui, par exemple dans la vannerie ou les petits objets comme les hameçons qui ont été remplacés par des objets plus modernes… Ce livre permet de renouer avec une histoire pas complètement perdue. « Il y avait la crainte que tout disparaisse, raconte Kaufmann, mais il y a aussi une continuité d’intérêt chez les Kanaks sur leur propre histoire. Ce qui a disparu ce sont des connaissances spécifiques dans le domaine des femmes, le textile ou la vannerie, mais il n’y a pas une rupture totale. Sarasin qui a fait un grand tout de l’île et des îles Loyauté cherchait déjà ce qui n’était plus en usage. »
FXG (agence de presse GHM)
Les photographies sont extraites de l’ouvrage. Les photos sont signées Jean Roux. Sauf pour les deux planches couleurs « ossuaires » (musée municipal de Pithiviers) et « masque » (musée des Beaux-Arts d’Angoulème).
La photographie en brousse représente Paul et Fritz Sarasin lors de leur expéditions aux Célèbes (collection Tropen museum).
Une référence, pas un best seller
Aujourd’hui, vu le peu d’écho rencontré par Ethnographie kanak en Nouvelle-Calédonie, Christian Kaufmann se demande si les Kanak s’intéressent autant à la Nouvelle-Calédonie qu’à leurs tribus. « Ce livre aura une grande vie plus tard, mais aujourd’hui les Kanak sont davantage dans des problèmes d’identité quasiment familiale ou clanique plutôt que dans des problèmes d’identité kanak. C’est une hypothèse… » L’époque coloniale avec son administration, son enseignement, a voulu faire disparaître les spécificités en interdisant aux Kanaks d’utiliser leurs langues de vallée entre eux au profit du français. Ce qui explique un trou dans leur mémoire sur ces spécificités de vallée. « Ce livre, ajoute Christian Kaufmann, permettra à chacun de retrouver un morceau de ce qui l’intéresse mais pas un chapitre… C’est une construction sur la société Kanak vue de l’extérieur mais qui permet de fixer une époque, un moment de cette société que l’on ne retrouvera plus. » « Rares sont les sociétés qui ont ce genre d’inventaire, et c’est assez exceptionnel, indique l’éditeur Bernard Césari. Il y a la distance nécessaire, sans jugement de valeur (même si derrière il y a l’éthique protestante), et donc ca reste relativement lisible aujourd’hui. »
Genèse d’un livre
Dès les années 1970, Christian Kauffman, conservateur du département Océanie au Völkerkunde Museum de Bâle, s’est intéressé au travail de Félix Speiser. Ce naturaliste suisse avait entrepris un travail similaire à celui de Roux et Sarasin aux Nouvelles-Hébrides. Avec l’indépendance du Vanuatu, en 1980, la décision est prise de traduire le travail de Speiser. Dans le même temps, émerge, en Nouvelle-Calédonie, cet intérêt pour la culture mélanésienne. Kaufmann met alors en place un projet d’exposition pour 1984 à Nouméa. Projet avorté à cause de la situation politique locale, mais l’Agence pour le développement de la culture Kanak (ADCK) a alors l’idée de retravailler le fonds d’archives et de collections Sarasin. Roger Boulay, chef du projet de l’inventaire des collections Kanak en Europe, se rend compte qu’aucune autre collection n’est aussi complète que celle de Sarasin et Roux. En 1991, le « Speiser » sort pour le Vanuatu et on décide de lancer le projet Nouvelle-Calédonie… Il faudra attendre 2009 pour le voir édité par Bernard Césari d’Ibis presse.