Walles Kotra et Jacques Lafleur
Walles Kotra, journaliste et ancien directeur de l'information de RFO, a écrit un livre-dialogue avec Jacques Lafleur, ancien président du RPCR et inhumé vendredi dernier à Nouméa. Interview
« J’ai rencontré un homme qui réfléchit à la trace qu’il va laisser pour son pays »
Vous avez rencontré Jacques Lafleur pour réaliser votre livre d’entretiens, mais avant cela, quand vous étiez plus jeune, quelle vision aviez-vous de l’homme ?
Pour moi qui vient des îles et du monde mélanésien, Jacques Lafleur était d’abord un représentant de la grande bourgeoisie calédonienne. C’était un riche, quoi. Ensuite, il était à la tête du combat pour la Calédonie française, après il a été l’homme des accords de Matignon, mais il était d’abord cela.
Quand vous le rencontrez pour écrire votre livre, qu’est-ce qui vous intéresse chez lui ?
Ce qui m’a intéressé, c’est que j’ai été journaliste de cette période clé de l’histoire calédonienne dont il était avec Jean-Marie Tjibaou, l’acteur principal, et j’ai la chance de le revoir alors qu’il n’est plus l’acteur principal. Il a pris du recul sur les choses ; il a eu une défaite électorale assez forte et s’est retiré à Paris où il a pris le temps de la réflexion. Il s’est replongé dans des choses qu’il aimait comme la littérature, les philosophes. C’était un temps de parole et de réflexion pour lui. C’est ça l’intérêt de la rencontre car c’est à un moment où il n’est pas un homme d’action. J’ai rencontré un homme qui réfléchit sur son itinéraire et à la trace qu’il va laisser pour son pays.
Quel genre de trace ?
Il a pris conscience qu’il avait joué un rôle essentiel dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Et alors qu’il a perdu le pouvoir réel, il souhaiterait pouvoir aider à ouvrir des perspectives d’avenir. C’est pour ça que dans le livre, j’insiste sur cette notion de père fondateur de la Nouvelle-Calédonie moderne. Et puis, et ça m’a un peu bouleversé, il a cette relation avec la mort… A la fin de sa vie, il s’intéresse davantage, non pas à la foi, mais à la spiritualité. Il parle plus facilement de sa religion protestante ; ce qu’il ne disait pas beaucoup.
Est-ce un homme qui a changé d’avis ou qui a su évoluer pour le bien-être de son pays ?
Je crois qu’il a essayé d’être l’homme qu’il faut au moment où il le faut. Il y a plusieurs Jacques Lafleur parce qu’il y a eu plusieurs Nouvelle-Calédonie, plusieurs situations… Et il a essayé à chaque fois, avec son logiciel à lui, de trouver une porte de sortie en dialoguant avec les autres, notamment Jean-Marie Tjibaou. Quand on regarde sa trajectoire, il a beaucoup changé mais en même temps, fondamentalement, il est resté le même. Par exemple, dans sa jeunesse parisienne, il a fréquenté Saint-Germain-des-Prés… Le jazz, les débats entre Camus et Sartre, l’existentialisme… Ce n’est pas le Lafleur que les Calédoniens connaissent, mais ça a été un Lafleur. Et cette question sur l’essence des choses est restée présente en lui jusqu’au bout.
En quoi ?
Premièrement, les discussions qu’il a eues avec Jean-Marie Tjibaou pendant la période d’administration directe, Jacques Lafleur a compris que Jean-Marie Tjibaou estime que les Mélanésiens doivent mettre un pied dans le nickel. C’est ainsi qu’il va céder la SMSP qui a permis de créer la Sofinor et, aujourd’hui, l’usine du nord. Là-dessus, on peut tourner les choses dans tous les sens, il a joué un rôle important. Par ailleurs, pendant la cohabitation de 1986-1988, certains ont voulu revoir à la baisse la dimension du centre Jean-Marie-Tjibaou. Jacques Lafleur a estimé qu’il y avait une parole donnée et qu’il fallait la respecter. Il faut que les Calédoniens et, notamment les Mélanésiens qui sont fiers du centre Tjibaou, comprennent quel rôle il a joué. L’autre leçon qu’on doit retenir de Jacques Lafleur, c’est qu’il a réussi à créer, au sein de la lutte qu’il a menée contre les indépendantistes, un parti, le RPCR qui avait la particularité d’être multiracial. Il avait un vrai électorat mélanésien, de brousse et des îles, et il a permis d’imposer dans son parti des élus mélanésiens comme Simon Loueckhote ou Dick Ukeiwé représentant le camp loyaliste. Depuis, ce n’est plus le cas !
Avez-vous le même regard sur le Jacques Lafleur de vos vingt ou trente ans et celui qui vient de nous quitter ?
Je le voyais avancer... Mais avec le recul et après les entretiens que nous avons eus, je me rends compte qu’il ne faut pas caricaturer. J’en parle d’autant plus aisément qu’on ne peut pas dire que je sois un lafleuriste… Mais il va compter dans l’histoire de notre pays. Ce qui est intéressant dans les conversations que nous avons eues, c’est que ce n’est plus l’homme de parti qui s’exprime, mais un homme qui se retourne sur son itinéraire, son ressenti, sa réflexion sur son pays et ça, c’est un testament qu’il laisse à la jeunesse calédonienne.
Propos recueillis par FXG (agence de presse GHM)
Conversations calédoniennes, éditions Au vent des îles.